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Trois p’tits ftours et puis s’en va

Comme à peu près tous les trimestres, j’étais au Maroc il y a quelques jours. J’y vais à rythme régulier pour rencontrer l’équipe, prendre le pouls de l’activité que les chiffres ou Teams ne donnent pas et rencontrer quelques clients, prospects et amis. Rien de très original.

J’avais mal regardé le calendrier avant de caler ma visite et me suis retrouvé en plein Ramadan à quelques jours de la fête de l’Aïd-al-Fitr. L’Aïd marque la fin du Ramadan.

Le Ramadan est l’un des cinq piliers de l’Islam. Pendant ce mois, si vous êtes musulman, adulte et pratiquant, on vous demandera de ne pas manger, ni boire, ni d’entretenir de rapport sexuel entre l’aube et le coucher du soleil. Même non pratiquant, on imagine facilement que se priver mutuellement des faveurs de son conjoint en plein jour ne représente pas un effort insurmontable. Ne pas manger entre 4h00 du matin et 19h00 est déjà plus sportif. Mais ne pas boire, surtout en pleine chaleur, est une expérience qui monte vite à la tête.

Alors quand arrive l’heure du ftour, ce repas qui marque la fin du jeûne de la journée quand le soleil passe sous la ligne d’horizon, vous appréciez différemment de porter aux lèvres votre verre d’eau. Nous buvons tous les jours sans trop nous en rendre compte, c’est l’un des gestes les plus simples que nous pratiquions au quotidien. Pendant le Ramadan, il porte une charge symbolique en plus de nous délivrer.

On ne pratique pas le Ramadan au Maroc comme on pratique le Carême en France. Dans le premier cas, c’est tout le pays ou presque qu’y s’y met : l’hôtesse à l’accueil de votre hôtel qui vous dit bonjour au moment où vous le croisez pour partir au bureau, le chauffeur de taxi qui vous emmène à la gare, le serveur au restaurant, cette femme que vous venez de frôler sur le trottoir en vous souriant, vos collègues au bureau et tous les autres. Tous ont le ventre vide et ont de plus en plus faim et soif au fur et à mesure que l’horloge tourne. Dans le second cas un peu avant Pâques à Paris ou Lyon, comment dire…

Si vous êtes non musulman et que vous êtes amenés à vivre au quotidien dans un pays comme le Maroc pendant le Ramadan, il vous faut donc jouer un subtil équilibre. Personnellement, j’ai sauté les déjeuners. J’ai eu l’impression à tort ou à raison de montrer à mes voisins que leurs efforts et leur religion comptent pour moi. A vrai dire, quand vient l’heure du déjeuner, je ne me suis jamais imaginé m’asseoir à un restaurant, accrocher ma serviette à carreaux à mon col de chemise et demander « Chef, les pastas du jour aafak ! » alors que la personne à qui je m’adresse a la gorge sèche, les yeux rivés sur mon verre plein et la tête dans un étau.

En trois jours sur place, j’ai donc célébré trois ftours.

Le premier a rassemblé l’équipe que vous voyez sur la photo. Nous étions au QuatorZe à deux pas des Twin Tower. Si vous aimez la cuisine gastronomique dans un décor simple mais raffiné inspiré des années 30 mêlant histoire française et marocaine, vous vous y plairez. Il y aurait beaucoup à commenter de cette photo que j’aime beaucoup, y compris sur certains détails comme la vaisselle ! Mais je me perdrais. Retenez cependant une chose : si vous connaissez un homme, et seulement un homme, souhaitant nous rejoindre, à Paris ou Casablanca, envoyez-le frapper à ma porte. Parce qu’en matière de parité, on n’est pas fortiche fortiche chez BlueBirds.

Le surlendemain, à la troisième rupture de jeûne, je me suis rendu à Rabat dans un restaurant niché au milieu de la verdure. C’était grand, de nombreuses familles s’y étaient données rendez-vous. Imaginez votre repas familial à Noël, imaginez maintenant qu’une quarantaine de familles fassent la même chose au même endroit avec grand-parents, parents et enfants, et cela vous donne un aperçu de l’ambiance. Enorme ! Et cela un mois durant tous les soirs !!

C’est pendant ce dernier dîner où m’avait invité un ancien client marocain devenu ami que j’ai mieux pris conscience de la dégradation des relations entre le Maroc et la France. La France et une bonne partie de l’UE refusent depuis environ deux ans de remettre des visas à tout Marocain désirant venir séjourner en France. Les chefs d’entreprise, les médecins, les parents désirant revoir leurs enfants, les potentiels touristes, tous se voient refuser l’autorisation de fouler notre sol. Le sentiment anti-français qui gangrène l’Afrique depuis quelques temps ne vient pas cette fois de quelques barbares soutenus par la Russie, mais bien de notre Ministère de l’Intérieur. A une politique aveugle qui a duré pendant des décennies consistant à accepter tout le monde sur notre sol – même les Marocains l’admettent dans les cercles privés -, nous sommes tombés dans une autre forme de radicalité : n’accepter personne.

Il y a d’autres sujets de contentieux entre nos deux pays.

Sur le strict plan des affaires, cette situation ne sert les intérêts d’aucune des parties. Elle dessert le Maroc évidemment qui ne peut plus envoyer ses ressortissants, mais elle dessert aussi la France. Notre pays est le premier investisseur au Maroc avec plus du tiers des IDE entrants. (source : Les investissements au Maroc – TRADE Solutions BNPParibas). 4000 entreprises sont adhérentes de la Chambre Française de Commerce et d’Industrie du Maroc. Et bien sûr quelques grands noms sont installés dans le Royaume, comme Safran, Air Liquide, Alstom, Bureau Veritas, RATP, Veolia, Renault et d’autres encore. Avec le temps, si la situation actuelle perdure, nos champions économiques, nos ETI et les PME qui les suivent gagneront de moins en moins de marchés ou ne seront plus appelés à concourir.

Sur le plan historique, on ne rappelle pas assez à nos enfants le protectorat français au Maroc. Les Marocains n’ont pas oublié, eux. Il faut se garder de rouvrir des blessures certes anciennes mais qui ont laissé une cicatrice dans les livres d’histoire marocains.

Et puis sur le plan géographique, le Maroc sera toujours voisin de la France. Rien n’y changera. Bien s’entendre avec ses voisins est le b.a.-ba de toute relation diplomatique.

La situation est telle que le roi Mohammed VI a mis fin en février dernier aux fonctions de l’ambassadeur du Maroc en France. Il n’a pas été remplacé depuis. Si quelques diplomates me lisent, je les invite à chercher et à trouver la voie de l’entente. N’allez pas m’accuser ici de doux rêves.

J’ai donc quitté mon ami un peu surpris et à vrai dire assez triste de la situation tout en me disant qu’après la pluie le beau temps. Or le beau temps, celui qui vous donne bonne mine, je l’avais déjà depuis trois jours. Enfin, j’avais très, très, très bien dîné. Ah ce ftour, je m’en rappellerai longtemps.

Je trouve le Ramadan beau.

A titre individuel, il rappelle à ceux qui le pratiquent leur relation intime à Dieu. Il invite à une vie intérieure. La prière est évidemment au centre du Ramadan, mais plus que cela, l’introspection est au centre du Ramadan. Pendant le Ramadan, on réfléchit davantage à sa vie et au sens qu’on veut lui donner. A titre familial, pendant un mois, toutes les générations se voient et dînent ensemble. C’est un extraordinaire ciment familial. Et à titre collectif, l’idée que tous, sans distinction de classe, de sexe ou d’âge pratiquent un même effort, difficile, au même moment et au même endroit est un élément de fédération du peuple comme nous n’en connaissons plus dans les pays occidentaux. Il faut être sur place pour s’en rendre compte, croyez-moi. Les pays musulmans et par extension les pays non laïcs ont un pouvoir immense que les autres ont souvent perdu : la foi.

Il fallait une femme, musulmane, vivant en France, pour nous alerter que « la survie de l’Occident passera pas le sacré ». C’est ce que nous dit Sonia Mabrouk dans son essai « Reconquérir le sacré ».

Le sacré n’est pas nécessairement lié à une considération divine. « Comme l’a théorisé Émile Durkheim, […], les choses sacrées, même si elles sont au cœur de toute religion, ne font pas nécessairement allusion à une force surnaturelle comme Dieu ; elles peuvent aussi s’appréhender au travers d’objets, de monuments, de croix ou de drapeaux. Le sacré représente ainsi tout ce qui fait le lien au sein de la société, de sorte qu’un athée peut ressentir et être traversé par un fluide sacré sans adhérer à un quelconque dogme. » (Le Figaro, 3 mars 2023). J’ajouterais que le sacré touche à l’intime. Il est à la fois infiniment personnel et partagé par tous.

La caricature voudrait confondre foi et sacré et les opposer tous deux à une laïcité que nous avons élevée à tort au rang de religion.

L’immense vague ESG que traverse le monde des entreprises occidentales peut s’apparenter à une première étape vers le retour du sacré, celui du travail. L’ESG nous demande rien d’autre que d’agir en responsabilité au développement durable de la planète. L’UE s’y met à sa façon. La CSRD, Corporate Sustainability Reporting Directive, s’appliquera progressivement à compter du 1er janvier 2024. La CSRD s’emploiera à vous enquiquiner afin que vous démontriez que votre activité et ses externalités ne sont pas trop négatives. Le texte est là, façon technocratique made in Commission Européenne de nous responsabiliser. BlueBirds a monté une communauté spécialisée dans le domaine. EDF nous a déjà fait confiance. Danone entre autres s’intéresse à nous.

Nos entreprises se passeraient bien volontiers de ce nouvel empilement de normes qui contribueront une nouvelle fois à décroître notre productivité face aux régions du monde qui ne se les appliquent pas. Mais elles vont aussi plus loin lorsqu’elles se posent cette simple question : en quoi mon activité contribue-t-elle à résoudre un problème de société? Que nous soyons indépendant, simple salarié, artisan ou fonctionnaire, dirigeant d’une PME, d’une ETI ou d’un grand groupe, nous nous interrogerons de plus en plus sur le sens que nous donnons à notre action. Et si nous ne le faisons pas, d’autres s’en chargeront pour nous. C’est là une des clés contemporaines du recrutement.

Donner un sens au travail contribue à sa sacralisation et fabrique le succès des entreprises de demain. Dans tous les interviews que j’ai réalisés dernièrement pour le podcast Histoire d’Entreprises, la question est revenue d’une manière ou d’une autre.

  • Pierre-Eric Leibovici (Daphni) veut « Build Da City. For. Good » ;
  • Gonzague de Blignières (Raise) dont l’épisode est à suivre veut «développer un écosystème innovant et généreux pour soutenir des entrepreneurs visionnaires et construire avec eux une économie responsable et durable » ;
  • Isabelle Rabier (Jolimoi) dont l’épisode arrive également nous dit dans son manifeste qu’ «une nouvelle forme de beauté, responsable », est en train de naître ;
  • Yasmine Iamarene (Midi Pile) veut faire livrer vos colis Amazon indifféremment par une femme ou un homme, et sans carbone s’il-vous-plaît. Elle a convaincu de servir le leader mondial avec un chiffre d’affaires dépassant à peine le million d’Euros avec son seul discours.

Le travail relève du sacré. Il nourrit nos enfants, donne un toit à nos familles et un sens à notre vie. Si comme le dit Durkheim plus haut « le sacré représente ainsi tout ce qui fait le lien au sein de la société », alors notre Président actuel devrait pouvoir unir le pays autour des nouvelles actions qu’il souhaite entreprendre sur le travail. Il en a bien besoin.

Et si au passage il pouvait rapprocher notre pays du Maroc, nous sommes quelques-uns à être preneurs.

Martin