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Les télécoms, le coronavirus, la crise et la revanche des geeks ?

Le secteur des télécoms est dans une situation paradoxale. En apparence, c’est un secteur moteur de l’économie qui se porte bien, qui dispose d’une trésorerie abondante et qui peut faire des investissements massifs. Il a été, depuis le début des années 2000, le vecteur principal du changement de nos styles de vie. En France, Les innovations techniques et tarifaires se sont succédé à un rythme effréné. Arrivée de la box triple play en 2003, 3G en 2004, premier smartphone grand public en 2007, 4G fin 2011 et déploiement massif de la fibre à partir de 2015.

En outre, les opérateurs télécoms ont bien résisté au premier mois du coronavirus, comme le soulignait Les Echos dans leur article du 2 avril 20201. C’est une situation classique pour ce secteur, que j’ai déjà vécu lors de la révolution du jasmin en Tunisie. J’étais sur place et j’assistais Orange pour le lancement de sa nouvelle filiale. Quelques mois après le lancement, la contestation se transforme en une révolution venue de la rue. La population, cloitrée chez elle et inquiète, multiplie les appels téléphoniques. Les tunisiens utilisent aussi leurs toutes nouvelles clés 3G pour se connecter à Internet et tenter d’obtenir des informations. Les consommations explosent, elles doublent en moins de 2 semaines.

C’est une constante des situations de crise. Elles boostent l’utilisation des moyens de communication, fixes ou mobiles. La crise du coronavirus a eu les mêmes effets. Les consommations mobile se sont envolées (data :+20% lors du 1er confinement, +30% lors du 2ième; voix : x3 lors du 1er confinement, +30% lors du 2ième ; en plus de la croissance organique3). Certaines décisions gouvernementales, notamment l’encouragement au télétravail, ont renforcé cet impact. Le nombre de foyers connectés par fibre optique a fortement progressé depuis avril, malgré les difficultés d’intervention (+674 000 nouveaux abonnés fibre entre avril et juin 20204).

Et pourtant, la situation réelle est plus contrastée. A court terme, les opérateurs sont pris dans un effet ciseau.

  • Une forte augmentation des consommations demande de déployer des moyens pour s’assurer que les réseaux tiennent la charge et soient opérationnels. En France ou en Europe, où les réseaux sont largement dimensionnés, l’impact se limite à une augmentation des charges opérationnelles (OPEX) liées à l’exploitation du réseau. Dans les pays émergents, cet impact est plus profond. Les réseaux sont couramment exploités à la limite de leur capacité. Une augmentation rapide des consommations se traduit par un besoin immédiat d’investissement (CAPEX) pour procurer la capacité additionnelle. Ainsi le confinement au Maroc a fait bondir la consommation vidéo au sein des foyers. Les marocains n’utilisent pas Netflix, trop cher, mais plutôt des bouquets IPTV. Totalement illégal, mais largement toléré et efficace. Et tout cela alors que l’ADSL propose une qualité médiocre, que la fibre est peu répandue, ce qui fait que l’accès Internet se fait essentiellement à travers des boxs qui se connectent aux réseaux TDD LTE (4G). Les 2 principaux opérateurs locaux (Orange et Maroc Télécom) ont passé les derniers mois à déployer à un rythme soutenu des nouvelles antennes pour faire face à cette demande.
  • Avec l’installation de la crise dans la durée, les rentrées de cash commencent à se restreindre. A nouveau, cet impact est pour le moment limité en France, mais il devrait commencer à se faire sentir de manière significative dans les mois qui viennent, avec l’augmentation des impayés et des cessations de paiement, surtout au niveau des TPE. J’en veux pour exemple la situation dans une autre région que je connais bien, l’Asie du Sud-Est et plus particulièrement la Thaïlande. Le pays a fermé ses frontières depuis le 4 avril, bloquant le tourisme, qui est une des principales industries du pays. L’impact sur la trésorerie des opérateurs locaux a été immédiat : baisse de revenus de roaming (-22%5) et un secteur touristique, moins informel que par le passé, dévasté. Ces entreprises ne paient plus leurs factures et les opérateurs, par solidarité ou par sens des affaires (un client coupé est un client qui ne paie jamais), continuent à fournir le service. De surcroit, le régulateur (NBTC) a demandé aux opérateurs de données 100 minutes de voix et 10Go de data gratuitement à chaque client.

Les difficultés à venir ont été identifiées par les marchés qui ont sanctionné lourdement les opérateurs télécoms (-20% YTD pour Orange). A contrario, les cours des entreprises du secteur technologique, après avoir connu une baisse de courte durée, ont rebondi vers des niveaux inédits (+29% YTD pour le NASDAQ).

Et, à plus long terme, le secteur télécom doit faire face à des problèmes structurels. Son apport bénéfique sur la vie quotidienne de chacun est indéniable. Cependant, les opérateurs n’ont jamais pu tirer les pleins bénéfices de cet apport. Au sein de la chaine de valeur digitale, ils ont le mauvais rôle. Plusieurs raisons à cela.

  • Ils ont, au cours des 20 derniers années, perdu leur savoir-faire technologique. Il est loin de temps où France Telecom cultivait une culture d’ingénieurs et développait ses réseaux et ses terminaux en propre (plan télécom des années 70 ou encore minitel dans les années 80-90). Ou même, celui de Free qui dessinait ses propres DSLAM dans les années 2000-2010. Il suffit maintenant que les États-Unis décident d’un embargo sur Huawei (1er équipementier mondial) pour que l’on nous annonce que le déploiement de la 5G va prendre plusieurs années de retard. Les opérateurs télécoms ne construisent plus de réseaux depuis de nombreuses années. Ils les achètent clés en main et les font même parfois opérer par des équipementiers. J’ai ainsi participé au lancement d’un opérateur en Birmanie où l’essentiel de l’équipe SI et réseaux était composée du personnel de Huawei. Ils contrôlaient toute l’infrastructure technique et il était quasi impossible d’installer un service ou un équipement tiers.

Ainsi, les opérateurs européens sont désormais des machines marketing et commerciales qui se concentrent, certes avec excellence, sur les offres, la communication et le recrutement des clients. Quel est le principal actif d’Orange ? Sa marque qui est 5ième au classement français avec une valeur de19,9 milliards de dollars.

  • Même si certains disposent encore d’une R&D importante, leur capacité d’innovation est limitée par rapport à la concurrence. J’en veux pour exemple la toute récente tentative d’Orange et de Deutsche Telekom de développer conjointement leur propre smart speaker. Un Alexa ou un Google Echo franco-allemand en quelques sorte. Les 2 opérateurs ont mis plusieurs millions sur la table et ont fait travailler plusieurs centaines de personnes sur le sujet. Mais cela est sans commune mesure par rapport aux moyens dont dispose les GAFAM, qui, pour les smart speakers, font travailler des équipes de plusieurs milliers de personnes, investissement des dizaines de millions et qui les distribuent à des prix défiants toute concurrence. Orange a arrêté de vendre son speaker, Djingo, le 7 octobre dernier, un an après son lancement. Celui de DT, Magenta, continue à vivoter.
  • Les investissements que l’on leur demande de faire sont de plus en plus importants alors que l’ARPU (revenu moyen par abonné) baisse. Lors du lancement du GSM dans les années 2000, un opérateur télécom pouvait rapidement et à coût limité (quelques centaines de millions d’euros) couvrir une large partie de la population. Service uniquement voix, implantation aisée des antennes qui couvrait chacune une zone importante (plusieurs kilomètres avec des fréquences en 800 ou 900 mhz) et qui était reliées au cœur de réseau par des liaisons radio. Et chaque abonné rapportait 20 à 30 euros par mois. Il en est toute autrement pour la 5G. Les antennes ne seront espacées que de quelques centaines de mètres, chaque antenne doit être fibrée en utilisant les dernières technologies, chaque abonné consommera plusieurs centaines de Go par mois (plus de 11 Go par jour par abonné Rakuten 5G au Japon6) pour ne rapporter par mois que 15 euros. Et les utilisateurs ne sont pas prêts à payer beaucoup plus pour passer de la 4G à la 5G. Une récente étude d’Ericsson fait mention d’un paiement additionnel de 10%2. L’équation devient très difficile à tenir pour les opérateurs qui voit leur marge nette baisser d’année en année.

La crise du coronavirus est ainsi l’élément déclencheur qui va pousser les opérateurs à se réinventer.

Tout d’abord, nous voyons les opérations de M&A de grande ampleur s’intensifier. Le 7 mai, Liberty Global et Telefonica ont annoncé qu’ils étaient en discussion pour fusionner leurs opérations au Royaume-Unis. Vodafone et TPG ont finalisé leur fusion en Australie le 13 juillet. Sprint et T-Mobile, les 3ième et 4ième opérateurs aux Etats-Unis ont finalement fusionné le 1er Avril. D’autres opérations d’envergure sont déjà annoncées.

Les opérateurs cherchent aussi à se transformer de l’intérieur. J’ai été consulté pas moins de 4 fois ces 3 derniers mois pour participer à de telles missions.

  • Par un opérateur B2B en Thaïlande afin de d’améliorer l’organisation et l’efficacité de ses forces de vente et des équipes d’intervention.
  • Par un opérateur présent dans les Caraïbes et en Amérique Latine pour mener à bien la digitalisation de ses filiales avec comme objectif connexe la préservation des liquidés disponibles.
  • Par un opérateur nord-africain pour mener une réflexion stratégique sur son avenir post-covid, avec la volonté de mettre en œuvre rapidement les changements nécessaires
  • Par un opérateur au Moyen-Orient qui désire créer une sous-marque complètement digitale à destination des jeunes (cf. Bouygues Telecom/B&Y ou Orange Sosh en France), tout en menant en parallèle une digitalisation à marche forcée de son organisation actuelle.

Cependant la transformation pourrait bien passer par un retour aux sources. Les deux lancements les plus notables des dernières années viennent de sociétés hors secteur qui ont décidé d’avoir le contrôle sur leur infrastructure réseaux et SI.

  • L’exemple le plus frappant est celui de RIL Jio. Cet opérateur a été lancé fin 2016 par Mukesh Ambani, qui a fait fortune dans la raffinerie pétrolière et la distribution. Loin de se faire livrer un réseau et un SI clé en main, il s’est inspiré de son expérience et a choisi, pour chacune des briques techniques, de faire appel aux prestaires à ses yeux les meilleurs et parfois très loin du secteur des télécoms. Il a ainsi placé un ERP au centre du SI de l’opérateur, en s’appuyant sur SAP, alors que celui-ci n’avait aucune expérience dans les télécoms. De même, pour les antennes, il a été chercher Samsung, qui n’était pas reconnu pour ses solutions radio. J’ai personnellement participé à ce lancement et ces choix laissaient tout le monde interloqué. Mais le succès a été au-delà de l’imaginable. 4 ans après son lancement, Jio est devenu le premier opérateur en Inde avec plus de 400 millions d’abonnés. Les investisseurs étrangers (Facebook, KKR, SilverLake, Qualcomm, TPG…) se battent pour prendre des parts dans l’entreprise qui serait ainsi débarrassé de sa dette en 2021. Pour la 5G, Mukesh Ambani a annoncé le 16 juillet que l’entreprise avait développé sa propre solution, qu’il a qualifié de « Made in India », à partir de zéro.
  • De même, Rakuten, une société japonaise de commerce électronique, a fait confiance en ses équipes pour préparer le lancement de ses réseaux 4G et 5G. Le discours est moins nationaliste et l’entreprise s’est appuyée sur des standards issus du logiciel libre (et notamment le framework OpenRan) pour mettre en place ses couches techniques. Et si Tareq Amin, le CTO, a travaillé chez Jio, l’ambition va plus loin : en plus de composer son système à la carte, Rakuten a fait le choix de n’utiliser aucun système ou matériel propriétaire. SI et réseau ne font plus qu’un, virtualisés dans le cloud. Et telle une start-up de la Silicon Valley, Rakuten s’appuie sur un noyau de geeks pour dessiner, implémenter et opérer ce système. Ces ingénieurs sont donc à la source même de la création de valeur par Rakuten, qui annonce pouvoir ainsi économiser 30% sur la délivrance de ses services mobiles. Et qui compte bien exporter son modèle : des discussions sont en cours avec Telefonica et STC.

Julien Lafrance
Consultant en Télécom, digital et innovation
Membre de la communauté NC Partners On Demand

1 – https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/les-operateurs-telecoms-resistent-bien-a-la-crise-sanitaire-1191532

2-https://www.ericsson.com/en/reports-and-papers/consumerlab/reports/harnessing-the-5g-consumer-potentia.

3 – https://www.maddyness.com/2020/11/18/internet-trafic-france-confinement-orange/

4 – https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/ruee-massive-vers-la-fibre-optique-en-france-1239202

5 – https://www.fitchratings.com/research/corporate-finance/coronavirus-restrictions-hit-thai-telcos-revenue-growth-19-05-2020

6 – https://www.telecomtv.com/content/5g/rakuten-s-5g-users-using-more-than-11-gb-of-data-per-day-cto-40224/

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