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La Science-fiction est-elle un bon outil de Strategic Planning ?

La Science-fiction est-elle un bon outil de Strategic Planning ?

Peut-on encore prévoir après le COVID ? L’irruption de l’imprévu radical dans un monde que l’on avait l’habitude d’anticiper par simple extrapolation a mis à mal l’approche traditionnelle, faite de scénarios bien ordonnés. Entre crise de 2008 et COVID, deux cygnes noirs en douze ans, cela commence à faire beaucoup. Au point que certains, désemparés, se tournent désormais vers l’exercice d’anticipation par excellence : la science-fiction.

               La chose n’est pas aussi farfelue qu’elle n’y paraît. L’armée française, pourtant guère portée à la galéjade, fait même figure de pionnière en la matière, puisque qu’elle a confié à une Red Team d’auteurs de science-fiction le soin d’élaborer sa prospective. Fruits de deux ans de travail, l’un des futurs possibles vient d’être partagé au public fin 2020 (les autres restent classés secret défense). On y retrouve un air de Water World, réfugiés climatiques et survivalistes s’alliant pour défier un Occident placé sous le joug des implants neuronaux[1].

               Mais, pourquoi la science-fiction est-elle si utile en prospective ? Serait-ce parce que les écrivains sont intrinsèquement plus créatifs que les stratèges qui arpentent les couloirs des ministères ou des entreprises ? Certes, mais cela reste un peu léger.

La question avec un grand point d’interrogation

               Comme la maïeutique d’Aristote, la science-fiction est l’art de poser les questions. Ou plutôt, pour les meilleures œuvres, une seule grande question. Car, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les romans ou les nouvelles les plus marquantes ne fourmillent pas d’idées. Au contraire, ils explorent tout, au plus quelques grands concepts, mais excellent à en dérouler le fil des conséquences.

               Frankenstein, Metropolis et Les Robots : trois jalons de la science-fiction, qui ne posent qu’une seule et même question, celle de la création et de l’asservissement de presqu’humains artificiels. Et, à la réponse qu’ils donnent à cette même question, on assiste à l’expansion du genre de la science-fiction.

Dans le Frankenstein de Shelley, c’est la créature qui répond. Le monstre face à son créateur, le récit de ses souffrances, un drame à l’échelle (in)humaine. Un siècle plus tard, avec Métropolis, Fritz Lang fait répondre la société toute entière. Alors que le robot devient le prophète et l’agent de la lutte des classes, la science-fiction quitte le registre individuel pour devenir fable sociale. Vingt-cinq ans plus tard, Asimov systématise la réflexion avec sa série de nouvelles, Les Robots. Les conséquences ne sont alors plus envisagées à l’échelle de la personne ou de la communauté, mais de la civilisation toute entière. Du postulat que des robots conscients existent sont tirées les fameuses lois de la robotique, de ces lois des failles et de ces failles les conséquences collectives. Individu, société, civilisation : les trois grands moments de la science-fiction.

On voit là toute la différence avec la prospective traditionnelle. Le stratège embrasse une multitude de questions. Puisque sa mission consiste à élaborer des futurs probables, il doit prendre en compte une foule de facteurs, qu’il fera évoluer individuellement, certains beaucoup, d’autres peu. L’écrivain, lui, ne change qu’une variable – mais perçoit les conséquences à une échelle bien plus vaste.

Totems et tabous

            Si la science-fiction met en lumière, c’est parfois ce qu’elle laisse dans l’ombre qui est le plus intéressant. Affranchi des contraintes du réalisme, libre d’imaginer un monde nouveau, l’auteur peut laisser libre court aux angoisses et aux espoirs informulés qui traversent la société et se réverbèrent dans son esprit, sans crainte de rétorsion politique ou publique. La science-fiction est alors miroir de l’inconscient collectif. Discerner ces ressorts ne permet sans doute pas de prédire l’avenir, mais au moins de comprendre le présent – un bien peut-être plus précieux encore.

               En 1961, l’écrivain soviétique Stanislaw Lem écrivait Solaris et, une dizaine d’années plus tard, Tarkovski l’adaptait dans ce qui reste l’un des films les plus émouvants du cinéma contemporain. Que nous dit Solaris du futur ? En apparence, pas grand-chose. Un astronaute rejoint une station spatiale en orbite autour d’une planète océan nouvellement découverte. Les membres de l’équipage commencent par se comporter étrangement, tandis que l’astronaute entend la voix de son épouse décédée. On finit par comprendre que les océans de Solaris sont une entité consciente, qui se nourrit des souvenirs du protagoniste et brouille les frontières du souvenir et de la réalité. Les scientifiques voient leurs traumas et leurs pensées intimes mises à nu, tandis que Solaris, elle, ne révèle rien.

 Que dévoile, en revanche, Solaris sur l’Union Soviétique de son temps ? A la date de sa publication, la déstalinisation venait de s’achever. Le trauma et le souvenir étaient des sujets éminemment actuels. Officiellement, Staline restait le père de la Nation, mais ses exactions avaient été dénoncées par les cadres du parti. Comment assumer cet héritage schizophrénique ?

Et, surtout, c’est dans ces années que la guerre froide faillit devenir chaude. Alors que paraissait le livre, Berlin était entourée de chars soviétiques. Solaris est alors ce questionnement resté sans réponse de l’Autre. Comment réagiront les américains ? Comment sonder cet adversaire ? Les scientifiques peuvent bâtir leurs théories des jeux, mais l’Océan demeure impénétrable et ne les renvoie qu’à leurs propres angoisses[2].

Inconscient géopolitique

On pourrait appliquer cette leçon à la géopolitique actuelle. Les relations avec la Chine sont au cœur de la réflexion stratégique de toutes les chancelleries. Aux Etats-Unis, Biden en a fait sans équivoque la priorité de son mandat en matière de politique extérieure. Or, le fatalisme prévaut parmi les faiseurs d’opinion. Un livre, récemment paru, le piège de Thucydide[3], a fait grand bruit et passe pour donner le la des think-tanks et des états-majors. L’auteur, éminent politologue, reprend à son compte l’analyse que livre Thucydide de la guerre du Péloponnèse : entre l’hégémonie déclinante d’Athènes et la puissance montante de Spartes, la guerre était inévitable. On devine qu’il en ira de même entre les Etats-Unis et la Chine. Il est vrai que cette marche inéluctable vers le conflit semble accréditée par les événements : diplomatie des « loups guerriers » plus agressifs, renforcement de l’Armée de Libération Populaire, exercices à proximité de Taïwan…

Or, que nous dit, en creux, la science-fiction chinoise ? Le livre le plus influent de ces dix dernières années est sans doute le Problème à Trois Corps de Liu Cixin[4]. Cette trilogie d’une ampleur exceptionnelle est irréductible à quelques lignes. Toutefois, le thème central de l’œuvre est celui-ci : l’humanité va rentrer en contact avec une flotte extraterrestre errante. Or, selon toute logique, dès qu’ils le pourront, les extraterrestres détruiront la Terre, le tout sans haine ni violence, mais comme une simple mesure de précaution dictée par la théorie des jeux. La seule issue pour l’humanité consiste donc à bâtir une dissuasion crédible pour échapper au pire.

S’y retrouve donc l’angoisse de l’annihilation à laquelle seule la dissuasion permet d’échapper. Le double enjeu essentiel étant la capacité à construire cette dissuasion (une solution élégante sera trouvée, liée au problème astronomique évoqué dans le titre), mais aussi la crédibilité psychologique à l’exécuter. Dans le second tome, quand la vieille garde forgée par la Révolution Culturelle le cédera à la nouvelle génération, plus douce et pacifique, la catastrophe frappera.

Sans en faire une clef de lecture unique, il est sans doute intéressant d’interpréter, à l’aune de cette œuvre de science-fiction, la politique chinoise actuelle. Peut-être le raidissement diplomatique ne traduit-il pas tant l’ambition d’une puissance montante que la crainte de ne pas disposer d’une dissuasion crédible.

La science-fiction du pass sanitaire

               Quittons les lambris des chancelleries pour revenir à un sujet plus terre à terre. A l’échelle de la vie quotidienne, qu’est-ce-que la science-fiction peut révéler, voire prévoir, par rapport à la crise sanitaire ? Il est tout d’abord intéressant, quoique peut-être un peu stérile, de noter que les grandes œuvres de science-fiction des années 2010 préfiguraient la pandémie et le confinement.

La pandémie d’abord. Les afficionados des salles obscures n’ont pu échapper à la horde de films de zombies qui déferlaient sur les écrans, de la Route (2009) à World War Z (2013) en passant par la série The Walking Dead (2010-17). Ces derniers trahissaient l’angoisse de la fragilité de notre civilisation moderne face à la contagion. A l’époque, les menaces pandémiques n’étaient pas un sujet prit très sérieux – et c’est sans doute pourquoi cette peur ancestrale s’est exprimée avec autant de force dans la science-fiction postapocalyptique, trouvant là un exutoire.

Quant aux confinements, il aurait été inenvisageable, jusqu’à mars 2020, de maintenir sous cloche des pays entiers pendant près de deux ans. Les populations ne l’accepteraient jamais, les gens deviendraient fous, aurait-on argué. Pourtant, une œuvre – postapocalyptique, toujours – devenue extrêmement célèbre au début des années 2010, laissait entrevoir que l’idée faisait son chemin dans l’inconscient collectif et que nous étions sans doute prêts, sans nous l’admettre à nous-même, à subir cet isolement planétaire.

Ce roman se nomme Silo[5] et il a trouvé un écho exceptionnel dans la psyché collective. Exceptionnel, car il n’a pas été publié et diffusé par des éditeurs. Il n’a pas, comme on dit, rencontré son public. Ce livre a été auto-édité par un inconnu, laissé à la dérive sur la plateforme d’Amazon. Ce sont des lecteurs qui l’ont repéré par hasard et l’effet qu’il leur a fait a été tel qu’ils sont devenus ses meilleurs apologistes. A ce jour, il s’agit du seul roman de science-fiction qui a connu ce destin. Or, que nous raconte Silo ? L’humanité est contrainte de vivre enfermée dans un gigantesque bunker souterrain, le silo, pour se protéger d’un monde extérieur ravagé par la maladie. Le confinement n’était pas là, mais l’idée le précédait et nous la trouvions suffisamment crédible pour nous jeter sur ce livre, que tout nous dissuadait pourtant d’acheter.

Comment anticiper, alors, le monde post pass sanitaire ? Quelles angoisses ou quels espoirs secrets la science-fiction révèle-t-elle ? La réponse se trouve peut-être dans l’œuvre de Project Itoh, un grand nom de la science-fiction japonaise. Atteint d’un cancer depuis l’âge de vingt ans, il décède en 2009, à trente-quatre ans à peine. Sa proximité avec la maladie et le milieu hospitalier, lui donne une perspective particulière sur les sujets de santé. L’année de sa mort, il écrit et publie son chant du cygne, Harmony.

Dans le monde d’Harmony, la santé de chacun, physique comme mentale, est constamment évaluée – non pour surveiller et punir, mais avec un authentique soucis du bien-être de chacun. Dans cette société du care, régentée par « l’Admedistration », héritière de l’OMS, chacun possède un score de santé, version étendue du crédit social. Tout va pour le mieux jusqu’au jour où certaines personnes se laissent mystérieusement dépérir, trouvant peut-être ainsi une échappatoire au care omniprésent… Voilà un risque, ou à tout le moins une angoisse profonde, à laquelle nous devrions prêter attention dans les années à venir.

Applications pratiques

Quelles leçons peut-on alors tirer de la science-fiction dans l’exercice du strategic planning en entreprise ? En ne posant qu’une grande question, mais en en explorant les conséquences à grande échelle et à long-terme, plutôt qu’en élaborant des scénarios composites embarquant un grand nombre de variables. Ensuite, en analysant attentivement la production de science-fiction, car, sans prédire le futur, elle reflète parfois des angoisses et des désirs inconscients, qui s’y expriment d’autant plus librement.

Ce point de vue a été rédigé par Charles Nurdin, ancien engagement manager à McKinsey et membre de la communauté BlueBirds. Charles est également auteur de livres d’économie (Stratégie Startup, aux éditions Dunod), professeur d’entreprenariat à l’ESSEC et expert auprès de la Cour des Comptes pour les questions d’innovations. Au-delà de ses activités professionnelles, Charles est passionné de littérature et d’écriture.


[1] Pour découvrir les scénarios de la Red Team : https://redteamdefense.org/saison-0.html.

[2] Il est intéressant de noter que le remake de Solaris par Soderbergh en 2002, pourtant d’une qualité saluée par la critique, est tombé dans l’oubli. La psyché collective de 2002 n’était plus celle de la guerre froide, l’œuvre n’avait plus d’écho.

[3] Vers la guerre : La Chine et l’Amérique dans le Piège de Thucydide? Graham Allison, 2019 pour la traduction française aux éditions Robert Laffont

[4] Le problème à trois cirps, Liu Cixin, 2016, Actes Sud

[5] Silo, Hugh Howey, 2012, Actes Sud