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Crise et digital : comment le diagnostic de la culture rend possible les transformations ? Exemple dans le secteur de la Défense

La distanciation physique imposée par la pandémie de COVID-19 a accéléré la digitalisation. Le digital sera un impératif de la relance pour faire face à un monde qui s’est complexifié. Ceux qui sauront profiter des technologies et innover gagneront du terrain et sortiront renforcés de la crise. Malgré une offre large de solutions digitales et d’expertises, les entreprises peinent à pleinement déployer et exploiter ces technologies. Et pour cause, le digital bouscule de nombreux repères dans les entreprises : les manières de travailler, de penser et de décider. Ces aspects culturels, s’ils ne sont pas correctement diagnostiqués et pris en compte par les directions, peuvent être des freins, voire des obstacles insurmontables au déploiement des solutions digitales nécessaires à la survie des entreprises. Comment, dans ce contexte, traiter ces aspects culturels pour en faire des supports à la dynamique de transformation ?

Le digital : bien plus que du télétravail et de la vente à distance

La crise actuelle liée à la COVID-19 a fait voler en éclats nos illusions de stabilité et de sécurité. Elle nous met face à l’hyper-complexité du monde actuel, à la diffusion rapide d’informations, vraies ou fausses, et aux interconnexions des enjeux globaux.

Face à la crise du COVID, les dirigeants ont engagé leurs entreprises à plus de communication numérique et de vente à distance. Cette évolution, qui consiste à faire la même chose qu’avant en utilisant des outils numériques, reste cependant modeste face à la complexification de notre environnement. L’enjeu désormais est de développer des capacités à appréhender rapidement les évolutions extérieures, à s’y adapter et à développer de façon souple de nouveaux produits et outils. Ce changement est plus profond et implique de nouvelles manières d’interpréter notre environnement, de penser et de collaborer.

Le digital : une affaire de culture

Comme le montrent de nombreuses études conduites par McKinsey, la Harvard Business Review ou le MIT1, la culture représente l’enjeu essentiel pour les entreprises engagées dans des transformations digitales. 76% des organisations interrogées par McKinsey la positionnent comme leur challenge principal. Le MIT a également montré que l’aspect culturel a un impact sur la profitabilité avec des écarts allant jusqu’à 25 %, chiffre significatif quand il est question de pérennité des entreprises. Ces constats traduisent l’impact des comportements et des modes de coordination sur le résultat de l’entreprise. Plus que la technologie, les processus et les organisations, la manière de se comporter individuellement et de se coordonner influent sur l’efficacité collective.

Comme l’explique Edgar Schein, les comportements ne sont que la manifestation de représentations sous-jacentes, de croyances partagées, qui ont montré leur efficacité dans l’histoire d’un groupe. Ces croyances donnent du sens et une explication aux choses. Par exemple, dans certaines organisations, la recherche scientifique est considérée comme l’unique source de vérité et doit constituer le fondement de toute décision. Dans d’autres, la vérité émerge du consensus ou de l’argumentation. Selon les contextes, l’une ou l’autre de ces croyances pourra fonctionner et sera confirmée dans le temps si l’entreprise réussit. Elles auront des implications sur la manière de décider, les critères d’attribution du pouvoir, le développement des compétences et l’organisation. Dans un cas, le pouvoir sera plus centralisé et basé sur l’expertise. Dans l’autre cas, les capacités d’animation et d’influence seront davantage mises en avant avec un pouvoir plus réparti.

La transformation de la culture est difficile

Le sujet de la culture est difficile à percer. Plusieurs paramètres sont à considérer. Parlons d’abord des représentations qui guident un groupe. Elles sont en partie implicites et invisibles. Plus une personne est ancienne dans une organisation, plus elle prendra ses représentations culturelles pour acquises, intégrées dans son inconscient et non discutables. Ainsi, les dirigeants et les managers, qui souvent ont vécu l’histoire de l’entreprise, peuvent manquer de recul pour comprendre leur culture et son adaptation nécessaire à l’environnement.

Considérons maintenant l’esprit humain qui a besoin de stabilité cognitive. La culture offre un cadre stable dans lequel chacun va satisfaire ses besoins naturels de sécurité, d’appartenance et d’estime. Chacun va y trouver une place, une sécurité et une identité. Les changements qui touchent à la culture provoquent anxiété et résistance.

Cette déstabilisation est très largement sous-estimée dans la conduite des projets digitaux. Le digital, par sa capacité d’interconnexion entre les individus, entre les domaines, implique de décoder le langage et la vérité des autres, d’aller au-delà de son groupe d’appartenance, d’acquérir de nouvelles compétences et de sortir du territoire que l’on domine. Sans que cela ne soit dit, ces situations génèrent chez chaque individu des peurs : sentiment d’incompétence, perte de pouvoir ou exclusion du groupe.

Les limites des méthodes de transformation

L’angoisse induite par la transformation pousse à passer rapidement à l’action concrète et à des solutions éprouvées. De nombreux conseils basés sur des méthodes toutes faites, nées de projets et d’entreprises qui ont réussi dans ce domaine, sont proposées pour répondre à ce besoin. Ces méthodes décrivent les comportements, les pratiques et les processus sans formuler ni les représentations, ni le contexte, ni la culture qui les sous-tendent. En ne travaillant qu’au niveau des comportements, le décalage entre ces méthodes toutes faites et l’entreprise ne peut être correctement mesuré. Cet écart peut être important et renforcer l’angoisse pour aboutir à un rejet plus ou moins explicite.

Par ailleurs, il n’est pas rare de voir des entreprises affirmer leur ambition d’adopter des méthodes agiles et digitales très en vogue et vérifier en même temps au bon respect des procédures ou conserver un management centralisateur. Ce type de paradoxe anxiogène témoigne également d’une difficulté à bien comprendre l’écart entre une cible stratégique et la culture réelle de l’entreprise. En obtenir une vision claire par un regard extérieur redonne du pouvoir pour aborder la transformation de façon plus efficace en focalisant sur les points critiques de la culture et en s’appuyant sur ses forces.

3 facteurs pour conduire une transformation : exemple dans le secteur de la défense

Le secteur de la défense subit un décalage similaire en lien avec l’évolution de son environnement. Depuis plusieurs décennies il était admis que le développement d’équipements technologiques et de haute performance garantissait la supériorité sur le théâtre des opérations. Cette représentation induit de multiples contraintes : des processus de contrôle assurant la performance et l’absence d’erreurs, le développement d’expertises en interne et une hiérarchie apte à décider et à contrôler. Les technologies du digital, largement disponibles dans le secteur civil, ont fortement changé la donne : il ne s’agit plus seulement de développer les technologies les plus performantes mais d’aller chercher des solutions à l’extérieur de façon réactive.

Des premiers résultats ont été produits dans ce sens au travers de défis d’innovation permettant aux armées d’intégrer des technologies digitales sur un délai court dans les domaines de la prise de décision, du commandement et de la maintenance. Le succès de ces défis d’innovation repose sur trois facteurs.

Premièrement, la direction a été capable de percevoir le problème et le contexte de façon objective et d’énoncer clairement les éléments de dysfonctionnement. Dans le domaine de la Défense, les processus garants des hautes performances et le secret ne permettaient pas l’ouverture et la rapidité nécessaires pour accéder aux technologies du monde civil. La croyance absolue en la recherche ne fonctionne plus dans certaines circonstances et d’autres manières de penser et d’agir doivent être envisagées. Ce travail de caractérisation du problème nécessite de la part de la direction le courage de voir ses propres biais et peurs.

Le deuxième facteur est la capacité à gérer la motivation au changement mais aussi l’anxiété de ses équipes. Ce sont les émotions qui mettent l’organisation en mouvement. Faire sortir l’organisation de sa zone de confort et remettre en question les représentations prises pour acquises est douloureux pour beaucoup. Aussi, la direction doit faire preuve de tact pour donner les éléments de dysfonctionnement. Elle doit ensuite apporter un support émotionnel et mettre en avant les forces de chacun pour affronter ce changement. Dans les défis d’innovation dans le monde militaire, la codification très stricte des relations humaines, qui pourrait être vue comme un frein à l’agilité, s’est avérée être une force. Elle a été utilisée pour créer de nouveaux rituels en support au changement, permettant de dire les choses et d’offrir un moyen d’expression dans un cadre sécurisant pour toutes les parties. Ce cadre a créé un contexte émotionnel suffisamment sécurisant pour emmener les équipes en dehors des manières habituelles d’opérer.

Le troisième facteur est lié à la capacité à influencer et à recadrer les représentations collectives. Avant de former les équipes à des outils nouveaux, il est important de donner un nouveau sens à la situation, aux événements et aux rôles occupés par les parties prenantes. Plutôt que de demander aux équipes de changer leurs façons de faire, il est plus efficace de donner un sens nouveau à ce qu’elles font déjà pour les engager vers de nouveaux objectifs. Dans le domaine de la Défense, les experts sont les garants du développement d’équipements de haute performance et s’identifient au travail de définition et de contrôle des solutions. En s’ouvrant sur l’extérieur au travers des défis d’innovation, l’expertise a été valorisée dans un sens nouveau en y ajoutant les notions d’accompagnement et de conseil aux acteurs du civil pour offrir des solutions adaptées au contexte militaire. En faisant ce recadrage, on amène ces acteurs à travailler de façon agile sans le dire et en définitif à s’engager dans le changement.

La clé de la transformation : caractériser la culture par un regard extérieur

Ces trois éléments clés au succès de la transformation reposent sur l’explicitation et la prise de conscience des représentations implicites qui conditionnent un groupe. Ce travail d’autodiagnostic est nécessaire pour identifier des forces insoupçonnées et des leviers de transformation très efficaces. Avant de s’engager dans la mise en œuvre de nouvelles méthodes et outils digitaux, analyser les représentations qui fondent une organisation permet de poser un sens nouveau qui sécurise les équipes et les motive. Il s’agit là d’une condition de succès essentielle permettant de s’appuyer sur les équipes plutôt que de forcer leurs comportements.

Il est difficile d’avoir un regard objectif sur soi-même. Cela est autant vrai au niveau individuel qu’au niveau collectif. Ce diagnostic de la culture n’est pas aisé pour une entreprise. Ainsi, le recours à un conseil extérieur en se basant sur des outils éprouvés est une aide précieuse pour comprendre la culture, cette partie invisible et complexe de son organisation.

Ce diagnostic essentiel permet de focaliser sur les écarts critiques et d’identifier les points d’appui qui permettent à une organisation de se transformer sans être transformée de l’extérieur.

Jérôme Bouquet

Spécialiste Innovation, transformation, culture d’entreprise

Membre de la communauté NC Partners On Demand

1 https://www.mckinsey.com/business-functions/organization/our-insights/doing-vs-being-practical-lessons-on-building-an-agile-culture

https://hbr.org/2018/01/the-leaders-guide-to-corporate-culture

https://sloanreview.mit.edu/projects/embracing-digital-technology/