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par Déborah Coeffier
Ce matin de décembre, Nacer Ibn Abdeljalil se rend de Casablanca à Marrakech. Casquette vissée sur le crâne, yeux bruns fixés sur la route, mains figées sur le volant et le téléphone qui sonne sans discontinuer. L’ex-banquier d’affaires est un homme demandé, son emploi du temps millimétré. Quand il ne donne pas une conférence sur le leadership ou la motivation, il développe son activité de coach en entreprise ou organise des expéditions aux quatre coins du monde, de la cordillère des Andes au Kilimandjaro. Pourtant, l’aventurier de 40 ans, premier Marocain à avoir atteint le sommet de l’Everest et traversé le Pôle Nord, se raconte avec une étonnante simplicité. Le genre d’homme qui vous met à l’aise tout de suite, avec sourire, enthousiasme et prévenance.
Le dépassement de soi s’est mué chez Nacer en art de vivre. Sa vie bascule en 2012 lorsqu’il décide d’escalader cet ogre que les Tibétains appellent Chomolungma, « la déesse mère des vents ». Le trentenaire de l’époque poursuit une belle carrière dans la finance internationale, de Morgan Stanley au fonds d’investissements Mutandis, après être passé par l’ESCP Europe, l’INSEAD et Intégrale. Sportif accompli, il a déjà gravi le Mont Blanc, l’Aconcagua en Argentine, le Mont McKinley en Alaska. Mais l’Everest est un adversaire d’une autre trempe. C’est une montagne redoutable. De là où le toit du monde culmine, la courbe de la Terre est déjà visible.
Persuadé qu’en étant prudent et correctement préparé l’objectif est à sa portée, Nacer déchante quand il réalise que la mort peut le surprendre dans son sommeil : une avalanche, le blizzard, le mal aigu des montagnes… « À un moment, l’instinct animal prend le dessus. » L’hygiène devient même secondaire quand chaque pensée est focalisée sur la survie. Pourtant, la montagne, à travers la souffrance qu’elle inflige, agit aussi comme un révélateur, voire un amplificateur. Elle met l’individu face à lui-même. Les plus égoïstes ne penseront qu’à eux, les plus fragiles jetteront l’éponge, seuls les plus déterminés parviendront à toucher la cime. Nacer ne lâche rien, puise en lui ses dernières forces. Tel un funambule, sa vie ne tient qu’au fil de sa volonté. Finalement, il atteint le sommet de l’Everest à l’aube d’un froid matin de mai 2013. L’expédition a été une véritable prise de conscience. « En redescendant, je me suis dit que si je pouvais crever demain, j’avais intérêt à profiter de la vie. Sans cela, j’aurais pu rester banquier encore quarante ans. » Terminé donc le monde de la banque qu’il ne regrette évidemment pas et qu’il ne renie pas non plus. Il plaque tout pour se lancer à son compte et avoir « un impact positif » sur le monde qui l’entoure.
Le hasard sourit au sportif. Un de ses sponsors lui propose de donner une conférence sur la notion de performance. L’éloquence de Nacer fait mouche et rapidement, les congrès s’enchaînent. « Contrairement aux champions du monde qui ne vivent que pour leur discipline, je suis un homme comme les autres. J’étais quelqu’un qui réussissait professionnellement, qui a décidé de relever un défi. Je ne suis pas meilleur qu’un autre. J’ai essayé, je suis passé à l’action. » Sa crédibilité vient de sa connaissance de l’âme humaine mais aussi du monde des affaires. Il sait la peur de l’échec, du regard des autres, la frustration née de la stagnation, l’épuisement d’un quotidien où tous nous courrons après le temps.
La réussite ne peut accoucher que de la curiosité, d’une capacité à aller vers l’autre, à voir le changement comme une opportunité. Car oui, dans ce monde en perpétuel mouvement, où les innovations numériques bouleversent tout ce que nous croyons savoir du monde de l’entreprise, l’épanouissement de chacun est indispensable. D’après Nacer, celui-ci n’est possible que dans un climat de confiance où l’expression « esprit d’équipe » prend tout son sens. Le groupe doit faire bloc, à l’image de compagnons de cordée ; les plus performants se préoccupant des plus fragiles. Nacer n’a pas été le premier à utiliser la métaphore de la cordée. Elle inspire jusqu’à nos plus hauts dirigeants politiques. « La force d’une chaîne, c’est en réalité la force du maillon le plus faible. S’il cède, vous échouez avec lui », souligne Nacer.
Ses récits inspirent. Nacer n’ergote pas sur des concepts théoriques, l’aventurier parle de ce qu’il connaît dans sa chair. Les encouragements pleuvent. « On aimerait bien partir avec vous », lui souffle-t-on. Chiche ! Depuis, le quadra organise plusieurs fois par an pour des personnes – d’une même entreprise ou non – des treks au Pérou, à Bornéo, dans l’Atlas… où il met en application les principes du « team-building », le resserrement des liens au sein d’un groupe. Une façon peu conventionnelle de connaître les membres de son équipe, mais d’une indéniable efficacité. « On devient tous frères d’arme. En tant qu’êtres humains, les masques tombent. Sur la montagne, la hiérarchie, le prestige, l’image que l’on aime donner n’ont pas leur place. » Tel un sherpa, le chef d’expédition accompagne ses clients en fonction de leur niveau physique, tout en insistant sur la préparation mentale, car le voyage intérieur est aussi intense.
Entre deux allers et retours en avion, Nacer Ibn Abdeljalil rêve déjà à son prochain challenge. Dans les deux ans, il veut faire un autre « 8 000 ». Comprenez atteindre le sommet d’une autre montagne légendaire de l’Himalaya comme l’Annapurna ou le Nanga Parbat, des monstres sacrés encore plus dangereux que l’Everest.« j’aimerais bien le faire sans oxygène », ajoute malicieusement l’aventurier.