Les règles du jeu
Je vous disais le mois dernier regarder surtout à l’Ouest. Avril n’a rien enlevé à notre attention portée sur les Etats-Unis. Nous venons de vivre un mois qui restera dans les annales tant la nouvelle administration américaine secoue le monde et nous avec lui.
Je ne tenterai pas dans ces lignes de dresser le bilan des 100 premiers jours de Donald Trump, cet edito n’y suffirait pas. Tentons un carottage, ce sera déjà bien assez.
Les droits de douanes aux frontières américaines changent tous les jours désormais, mais c’est rarement à la baisse malgré la trêve de 90 jours consentie à l’UE pour souffler. Nous avons tous notre interprétation des intentions américaines. J’en évoquais déjà certaines le mois dernier. L’industrie est devenue une priorité absolue des Etats-Unis, mais ce n’est certainement pas la seule. « We shipped countless jobs overseas and with them our capacity to make things” disait JD Vance en s’adressant au Premier Ministre indien la semaine dernière. Vous investirez mieux votre temps à l’écouter qu’à me lire. C’est ici.
Dernière réaction de la Chine et non des moindres, l’empire du Milieu a étendu le champ de ses restrictions d’exportations de terres rares. Tesla en subit déjà les conséquences. Dans la seconde ou presque, le Président américain a autorisé par décret l’extraction minière en haute mer, foulant du pied au passage l’ONU et l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM). Ne sourions pas trop de ce comportement d’un autre temps où les cow-boys chassaient les indiens sur une terre qui ne leur appartenait pas. Il augure de celui des grandes puissances dans un monde où les ressources naturelles vont en diminuant.
Sur le plan financier, les bourses ont chuté un peu partout sur la planète. Les investisseurs ont délaissé le dollar qui a perdu 10% de sa valeur face à l’euro. Voilà qui ne va rien arranger aux exportations européennes vers l’Oncle Sam. Le coût de la dette publique américaine s’est lui envolé et n’arrange rien au mur de son refinancement qui approche. L’or, valeur refuge par excellence, connaît de nouveaux sommets et vaut désormais près de deux fois son dernier minimum d’octobre 2023. En un mot, c’est la confiance envers les Etats-Unis qui s’est dégradée.
Kristalina Georgieva, Directrice du FMI, nous prévient : « The fragmentation of trade could cost the global economy up to 7% of GDP over the next decade. » (IMF Spring Meetings, 17/04/2025).
Les missions du FMI et de la Banque Mondiale dont les Etats-Unis sont les premiers actionnaires sont également appelées à bouger. C’est Scott Bessent, Secrétaire au Trésor américain qui l’annonçait la semaine dernière. Faut-il rappeler que le FMI a volé au secours d’Etats en faillite dont la Grèce en 2010 ? A observer les trois derniers mois, je doute que les changements à venir aillent vers davantage de compassion de la part des US à l’égard des autres pays du monde. La France de 2025 n’est pas la Grèce de 2010, mais elle en prend le chemin. C’est aussi pour cela que nous devrions regarder d’un œil attentif ce qui se passe à Washington.
Cela vous a peut-être échappé, mais en même temps que le DOGE menait ses coupes tambour battant, 83% des programmes de l’USAID étaient supprimés. De nombreux aides humanitaires de toutes formes censées arriver un peu partout sur la planète n’arrivent plus désormais. C’est raconté dans un épisode du Dessous des Cartes sur Arte.
« We want to build a bright new world » disait encore JD Vance à Jaïpur il y a quelques jours.
Les Etats-Unis veulent changer les règles du jeu mondial. JD Vance nous le dit explicitement, ce serait heureux que nous l’écoutions attentivement à défaut d’être d’accord.
A vrai dire, ils ne font pas seulement que souhaiter un nouvel ordre mondial. Ils le mettent en place. Les Etats-Unis ne respectent désormais plus ni l’OMC ni l’ONU. Ils avaient quitté l’OMS (2020) et l’UNESCO (2017) sous Trump I et ont quitté les Accords de Paris en janvier dernier. L’administration américaine a cessé de participer aux réunions de la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et a bloqué la participation des scientifiques américains aux travaux du GIEC.
Dans les mille réactions que j’ai vues comme vous, il en est une qui m’a semblée très juste. C’est celle du Premier Ministre singapourien. Dans un court message de 5 minutes filmé depuis son bureau il y a trois semaines, il commençait par cette phrase qui pourrait bien s’appliquer à nous : « The world is changing in ways that will disadvantage small open economies like Singapore. Some had previously questioned this assessment. But the « Liberation Day » leaves no room for doubt. It marks a seismic change in the global order. The era of rules-based globalization and free trade is over». M. Wong annonce la fin du libre-échange mondial tel que nous le connaissons depuis 1944 et les accords de Bretton Woods. Le libre-échange n’est pas la tasse de thé de tous les Français et il montre de plus en plus ses limites, mais cela ne m’empêche pas de craindre sa disparition soudaine. Nous achetons et nous vendons tous les jours à l’autre bout du monde. Si M. Wong avait raison, même un peu, nous devrions légitimement nous demander le système qui prendrait sa place. La séquence que nous vivons en ce moment laissera des traces vives pendant longtemps encore dans les mémoires des dirigeants de la planète et de nos entreprises. Et cela ne fait que trois mois que le nouveau Président américain a pris ses fonctions.
La France n’est pas une petite économie et ses exportations se dirigent peu vers les Etats-Unis (7%), il n’est donc pas évident que la maxime singapourienne s’applique à la baguette et au béret. Mais soyons lucides. Nous subirons directement ou indirectement les nouvelles règles qui nous sont imposées. Les exportations des entreprises françaises aux US ne viennent pas seulement de France, mais aussi du Canada et du Mexique. Là, les droits de douane s’appliquent désormais. C’est le cas par exemple pour Stellantis et Valeo. Et puis la France n’est ni l’Allemagne ni l’Italie. Elles sont bien plus exposées que nous. Bercy annonçait un impact de -0,2% sur la croissance française. Elle sera cette année entre 0,5% (OFCE), 0,6% (FMI) et 0,7% (Banque de France). Autant dire pas grand-chose.
Montesquieu
Quand les règles du jeu changent, c’est le jeu lui-même qui change.
Parce que nos entreprises doivent tourner, parce que nous devons bien ramener un salaire à la maison, payer nos factures et nourrir nos enfants, il va nous falloir décrypter ces règles. Elles sont de moins en moins écrites, c’est ce qui rend ce jeu si trouble.
Alors je suis comme vous, je lis, je regarde, j’écoute. Je tente de comprendre. Comme souvent, je tombe sur Nicolas Dufourcq. Il est plus loquace que d’habitude ce qui n’est déjà pas rien. C’est sa manière à lui de jouer le lanceur d’alerte.
M. Dufourcq répondait au rapporteur de la Commission d’Enquête de l’Assemblée Nationale sur les freins à l’industrie en France. Au moment où j’écris ces lignes, son intervention a été vue 1900 fois. C’est dire si ces sujets passionnent les foules. C’est d’autant plus regrettable que, comme souvent, M. Dufourcq est assez clairvoyant. Il n’y parle pas seulement d’industrie. Il y parle de toute notre économie, de celle de l’UE, de la Chine et des Etats-Unis. La France et l’Europe manquent de beaucoup de choses, mais surtout, elles manquent d’envie de puissance nous dit-il. On existe en face de superpuissances que si l’on est soi-même fort. Pour devenir fort, il faut le vouloir. Or nous n’en avons collectivement aucune envie. Nous aimons le « doux commerce » cher à Montesquieu, la dernière série Netflix et surtout les vacances. Mai sera cette année la joie des salariés et le cauchemar des employeurs ! Petit clin d’œil à mon équipe marocaine qui ne jouira pas, elle, des ponts, viaducs et jours de flemme de toutes sortes que seule une économie en forme devrait pouvoir s’offrir. Voilà qui va dans le sens du dernier livre d’Olivier Babeau que je vous recommande.
Ce qui frappe dans les paroles du Directeur Général de la BPI, ce sont les forces gigantesques qui sont maintenant en face de l’Europe toute entière. Je parle ici des forces économiques. M. Dufourcq ne dramatise pas, mais il est inquiet. Il emploie le terme à plusieurs reprises. On le serait pour moins. Le 27 avril, un peu avant de s’installer à son déjeuner dominical, il éditait sur LinkedIn un post que je vous joins. Il commence par ces mots.
« Il est honnêtement dur d’être européens en ce moment. Washington publie cette semaine un communiqué menaçant, après l’annonce d’amendes infligées par l’Union Européenne à Méta et à Google, pour des comportements prédateurs et contraires à nos lois. Pékin, par la voix de son corps diplomatique, nous propose de revenir aux illusions d’un monde où l’on permet au loup libre d’entrer sans contrôle dans la bergerie libre de l’Europe. Nous, européens, ne sommes prédateurs en rien. Nous avons toujours joué le jeu du libre-échange, sans le distordre par des subventions massives et du dumping. Nous avons, contrairement à la Chine et à l’Inde, accepté d’être entièrement colonisés par l’Amérique dans le champ du digital. Et maintenant, comme on le fait avec les faibles, on nous piétine des deux côtés. […] »
Nous savions l’Europe de plus en plus seule sur le plan militaire depuis les arrêts de livraisons d’armes à l’Ukraine par les US. Elle n’est plus seulement seule militairement. Elle est seule tout court. Il n’y a que pour la mort d’un pape que l’UE fédère autour d’elle. Et encore. La Chine n’a pas envoyé de délégation officielle pour l’occasion. La photo de M. Zelensky et de M. Trump s’entretenant sous le chapiteau de Saint Pierre de Rome restera dans l’Histoire. Souhaitons surtout qu’elle l’influence positivement. Elle n’a pas changé pour l’instant l’attitude des Etats-Unis.
Cette solitude européenne arrive au pire des moments. La situation économique des deux premiers moteurs de l’UE est fragile. La France n’arrive plus à contenir son déficit et met chaque jour sur la table de nouvelles options de taxations. Sa dette s’est alourdie de 15 points de PIB entre 2019 et 2024. Elle a enregistré le pire déficit public de la zone euro en 2024 et figure maintenant au troisième rang de l’endettement public de la zone euro derrière l’Italie et la Grèce. Quant à l’Allemagne, son économie est à l’arrêt comme jamais depuis 75 ans nous dit Robert Habeck, Ministre de l’Economie germanique.
Droopy
Les écrits de Nicolas Dufourcq pourraient être ceux d’un dirigeant politique. Il sort de son champ lexical usuel. Je vous laisse interpréter une telle liberté de la part d’un homme qui maîtrise sa communication à la perfection. Je vois au moins une explication. La prise de parole des chefs d’entreprise sera de plus en plus forte et entendue. La nature a horreur du vide. Les entrepreneurs prendront malgré eux la place des politiques brillants d’absence ou d’inconséquence. Nous Français aimons les grands discours et les bons mots quand ils sont justes. Ceux de M. Dufourcq le sont.
Nous sommes aussi plus avares d’action.
Personnellement, je ne sais pas si je suis plus soufflé par le feu de l’action américaine, la froide planification chinoise ou l’inaction européenne et française digne d’un Droopy mal réveillé. I’m not happy contrairement à ce que dit le héros de dessin animé. Je n’ai pas non plus son flegme ni sa légendaire lenteur. Mais si vous avez suivi ses aventures, il s’en sort toujours. Notre sympathique Droopy est malin, il avance à sa manière. Il agit comme bon lui semble. Il impose ses règles.
N’allez pas non plus penser que je fasse de Droopy un exemple à suivre. Il dort trop. Et puis Droopy ne dort pas tout le temps. Quand quatre ministres se retrouvent à l’aéroport Charles de Gaulle pour annoncer des taxes à l’import des colis en provenance de Chine, c’est que les choses bougent dans le bon sens. Dans le cas d’espèce, c’est insuffisant et trop lent.
Si nous voulons rester forts, si nous ne voulons pas être piétinés comme on le fait avec les faibles pour paraphraser Nicolas Dufourcq, il n’y a pas le choix. Il faut changer les règles du jeu. M. Trump et M. Vance l’ont bien compris eux.
Et nous ?
Martin