Doliprane et Volkswagen, quelques rappels et beaucoup de questions sans réponse
Je suis comme la plupart d’entre vous. La boîte jaune des Doliprane a sa bonne place dans l’armoire à pharmacie de la famille. J’ai donc suivi avec intérêt l’opération orchestrée par Sanofi. Elle dit tant de nous, de notre pays et de l’UE. Surtout, elle laisse beaucoup de questions sans réponse.
Commençons par la fin. Doliprane et la société qui la commercialise, Opella, changent de main partiellement. Sanofi se retire mais pas complètement, la société de gestion CD&R entre proportionnellement à 1% ou 2% près qu’ils laissent à l’Etat via BPI France. Valorisée 16 Md€ dette incluse, Opella devrait permettre à Sanofi d’encaisser environ 9Md€ de liquidités après effets fiscaux et restructuration de la dette (source : les Echos, 24 octobre).
Cette cession est d’abord un virage stratégique par Sanofi que d’autres laboratoires ont effectué avant eux. GSK s’était déjà séparée de son activité soins de santé aux consommateurs en créant Haleon il y a deux ans. Céline Camilleri, Présidente de Haleon France, évoque cette page de l’histoire de GSK dans un épisode de notre podcast. C’est ici. Comme GSK en 2022, Sanofi se recentre sur la recherche. Les liquidités qu’il retirera de l’opération financeront entre autres des programmes qui espérons-le, nous guériront mieux, plus vite et avec moins de souffrance. Comment reprocher au Groupe une telle volonté ? L’allocation de ces fonds n’a pas encore été annoncée, mais nul doute que les investisseurs que vous êtes peut-être souhaiteront également une part du trésor. Comment également le leur reprocher ?
D’une société mondiale à une société américaine gérant des fonds venus du monde entier
Devenu politique, ce changement de main partiel d’Opella pourrait laisser penser qu’une « société française » passe sous « pavillon américain ». Opella était entièrement détenue par Sanofi. Sanofi est-elle une société française ? Et puis qu’est-ce qu’une société française ? La question peut paraître saugrenue, elle ne l’est pas tant que cela. Sanofi a bien son siège social en France. Sa cotation est à Paris également. Mais les deux tiers du capital de Sanofi sont détenus par des institutionnels étrangers. Le Groupe est dirigé par Paul Hudson, Anglais. Vous trouverez au Conseil d’Administration du Groupe que préside Frédéric Oudéa, une Chinoise, une Danoise, une Allemande, une Américaine, une Néerlandaise et un Suisse en plus de Français évidemment. Pardon de le rappeler dans ces lignes, mais c’est le Conseil d’Administration qui donne les orientations stratégiques de l’entreprise et veille à leur bonne mise en œuvre. Il nomme son principal dirigeant exécutif. En 2023, Sanofi réalisait 43% de son Chiffre d’Affaires aux Etats-Unis contre 24% en Europe. Les trois quarts des collaborateurs travaillaient en dehors du sol français. Bref, Sanofi est une société mondiale dirigée par une équipe internationale. Opella passe donc sous contrôle pour moitié d’une société monde à une société de gestion américaine dont les fonds proviennent eux-mêmes du monde entier.
Un projet qui finance nos soins futurs
Les plus marxistes d’entre nous se plaindront d’une grande finance ayant fait main basse sur l’économie réelle et notre santé. C’est au mieux rejeter idéologiquement notre monde. Pourquoi pas, le moins que l’on puisse dire de notre système actuel c’est qu’il est critiquable à bien des égards. Plus ennuyeux, c’est ne pas comprendre que cette finance apporte l’argent nécessaire à la recherche et donc aux soins ou aux vaccins qu’elle fait naître. Sans ces capitaux venus du monde entier, Sanofi serait moins ou pas du tout en position de financer ses recherches en immunologie, en neurologie ou encore en oncologie. Pardon de ce deuxième rappel.
Une question de souveraineté sanitaire à garantir
L’enjeu principal à cette transaction serait nous dit-on d’assurer la pérennité de la production sur le sol national, d’exiger des garanties à la conservation de l’appareil productif correspondant et par là notre santé. Moi qui promeus depuis quelques semaines mon premier livre Réindustrialiser co-écrit avec Guillaume Caudron, j’ai donc observé la vente d’Opella et de ses boîtes jaunes en plus des 114 autres marques du portefeuille de la société avec un intérêt redoublé.
C’est là que les questions parfois sans réponse s’accumulent.
Sauf exception, ni moi ni vous ne connaissons les détails des garanties offertes par CD&R à la continuité de la fabrication du Doliprane sur le sol français. Certaines seraient inscrites au pacte liant les actionnaires. D’autres figureraient en dehors. CD&R serait amené à indemniser l’Etat à hauteur de 40M€ en cas de fermeture de l’un des deux sites de Lisieux et Compiègne et 100 000€ par employé en cas de licenciement. Nous ne connaîtrons pas dans le détail ces garanties et c’est très bien ainsi, au moins du point de vue des protagonistes privés. C’est plus discutable d’un point de vue de santé publique si comme le pense notre Gouvernement la production de Doliprane et/ou de paracétamol est un enjeu de santé nationale. Et puis que valent 40M€ face à un groupe valorisé 16Md€ ? Très exactement 0,25%. Autant dire rien. Si ces garanties sont avérées, ce que vous et moi ne savons pas vraiment, elles pèseront peu ou pas au regard des enjeux financiers dans la perspective de revente des parts d’Opella par CD&R, ce qui devrait arriver d’ici 5 à 7 ans.
Dans les incertitudes qui entourent ces garanties, une certitude émerge cependant. Une garantie a des limites dans le temps. Et quand bien même elles n’en auraient pas, ce qui en droit des affaires relève le plus souvent de l’erreur ou de l’oubli, la vraie vie nous rappelle que le monde tourne et que rien, ni vous, ni moi, pas même une usine, n’est éternel. Que l’Etat exige des garanties a peut-être du sens sur le plan de notre souveraineté sanitaire, mais il montre aussi notre affreuse peur de l’avenir. Nous voudrions que le futur ressemble beaucoup au passé et que les deux usines qui font partie du paysage industriel français soient là pour longtemps encore, très longtemps, peut-être même toujours. C’est malheureusement impossible même si je le souhaite du fond du cœur, ne serait-ce pour les emplois qui y sont attachés et les familles qu’elles nourrissent.
L’Etat demande des garanties à CD&R. Mais l’Etat avait-il des garanties comparables avec Sanofi ? Que je sache, non. Je n’ai pas trouvé d’information confirmant ou infirmant cette hypothèse. Réciproquement, l’Etat avait-il pris des engagements auprès de Sanofi pour acheter des stocks de Doliprane au cas où ? A défaut d’engagements d’achats, avait-il négocié des capacités de production pour les besoins de sa population dans le cas où ? Que je sache, non plus. Pourquoi donc demander à CD&R des garanties que l’Etat n’avait pas déjà ? Sursaut de réflexion stratégique ? Position de défense devant la bronca des media et de certains politiques au nom d’une souveraineté industrielle et sanitaire encore mal définies ? Méfiance chauvine vis-à-vis d’une société américaine ? Un peu des trois vraisemblablement.
Définir la souveraineté industrielle
Il faut en premier lieu reconnaître à l’Etat une continuité dans son action s’agissant de la production du paracétamol. Via BPI France, l’Etat avait déjà investi en 2021 dans Seqens. La société produit en France le principe actif du Doliprane. Opella et d’autres acteurs sont engagés à s’y fournir pour la fabrication de leurs médicaments. En avalant le petit comprimé blanc de la boîte jaune, vous avalez un peu le travail de Seqens.
Mais s’il fallait que la France dispose nécessairement de capacités de production du Doliprane sur son sol, une autre question immédiate se pose. Quels sont les produits que la France devrait produire nécessairement sur son sol ? Et pour subvenir à quels volumes de ses besoins nationaux en consommation? 10%, 50%, 100% ? En 2023, 37% des Français ont été exposés à des ruptures d’approvisionnement en médicaments. Le Sénat dans son rapport parlementaire sur le sujet liste 454 médicaments essentiels identifiés. Tous secteurs confondus, qu’en est-il ?
Le Doliprane est un vieux médicament à la valeur ajoutée faible dont le principe actif est majoritairement manufacturé en Inde et en Chine à des coûts 20% à 40% inférieurs à ceux en France. Si sa production relevait d’un intérêt stratégique pour le pays, la liste des produits ou des technologies à manufacturer en France pour défendre d’autres intérêts stratégiques serait longue de plusieurs milliers de lignes. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que cette liste n’existe pas.
Il est urgent d’établir cette liste ou un objet comparable et de la rendre publique sauf dans certains domaines réservés comme la Défense. Elle nous obligera. Le Gouvernement sera alors en position de nous rappeler qu’un produit ou une technologie ne figurant pas sur cette liste et dont la production serait sur le point de partir sur un autre continent pourra partir sans drame. Plus question de garanties. Plus de débats sans fin. Plus de chamailleries à l’Assemblée (enfin pas sur ces dossiers…). Dans le cas contraire, le régulateur ou le législateur sera en position de rappeler notre Gouvernement à ses obligations.
L’agitation impertinente mais tout aussi pertinente des Forces Françaises de l’Industrie, les livres d’Olivier Lluansi et de quelques autres fourmillant de propositions, les campagnes du MITI, les Assises de l’Industrie et autres événements, les initiatives de France Industrie, les investissements tous azimuts de la BPI nous rappellent que l’envie est là mais que la feuille de route à notre réindustrialisation manque encore cruellement.
Sans cap clair, sans un effort massif pour notre industrie, nous continuerons de vivre avec le risque d’une désindustrialisation accrue. Les récents chiffres de Trendeo en matière d’ouverture et de fermeture de sites industriels en France ne sont pas bons. Ils se dégradent depuis octobre 2021. Leur solde est entré en territoire négatif depuis cet été.
Le problème devient européen, les annonces catastrophiques de Volkswagen cette semaine sont là pour l’illustrer.
Vers l’établissement d’une stratégie industrielle française et européenne
Certains d’entre vous qui me lisent m’opposeront qu’il n’y a pas besoin de la liste que j’évoque plus haut au motif que nous pouvons nous approvisionner en tout, au meilleur prix et à peu près partout dans le monde. C’était très juste jusqu’à il y a peu et c’est ce qui a conduit l’Union Européenne à établir des accords de libre-échange sans se soucier de ses propres capacités de production. Sans que ce soit l’unique motif à sa position, c’est pour protéger les capacités de production d’une partie de notre agriculture que le Président de la République a pour l’instant refusé de signer l’accord entre l’UE et le Mercosur. A l’image de la pensée courante à Bruxelles et à Strasbourg, j’ai longtemps cru que la liberté de commerce pouvait se substituer à la sécurité de production. Comme je l’écris dans Réindustrialiser, j’ai changé de logiciel de pensée. Je cherche aujourd’hui un nouvel équilibre où commerce et production coexistent, influencé que j’ai été par les dirigeants de sociétés industrielles que je rencontre et les statistiques surtout économiques et sociales mais également environnementales de notre pays et de l’UE.
Le rapport Draghi dont je vous parlais déjà le mois dernier nous dit non seulement que les règles du jeu économique mondial ont changé, que les Etats-Unis et la Chine font tout désormais pour conserver jalousement leurs technologies, leurs ressources et leur industrie, mais également que l’Europe a pris un grave retard de compétitivité en même temps qu’elle s’est appauvrie. M. Draghi propose l’établissement d’une nouvelle stratégie industrielle à l’échelle du continent.
Les propositions de M. Draghi n’appartiennent qu’à lui. A l’UE maintenant de prendre le dossier en main et de répondre à de nombreuses questions en suspens. Quels objectifs industriels pour l’Europe ? Quelle stratégie par secteur ? Avec quels rôles respectifs de l’UE et des Etats Membres ? Avec quels capitaux privés et publics financer cette industrie ?
Avec l’UE, tout est lent quand bien même elle avance dans la bonne direction, ce qui n’est pas encore le cas en matière industrielle. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les obligations faites aux fabricants automobiles en Europe qui achètent désormais des crédits carbones aux constructeurs chinois ou encore l’absence de Commissaire à l’Industrie. Il faut pourtant compter sur l’UE. La France seule – presque aucun pays en réalité – ne pourra faire contre-poids aux ambitions technologiques et industrielles de la Chine et des Etats-Unis. Même unie, l’Europe est parfois maintenant loin derrière. Regardez l’exploit de SpaceX ce mois-ci. Ariane 6 vient de prendre un immense coup sur la tête. L’écart technologique entre les deux lanceurs est désormais abyssal.
Dans l’attente d’une stratégie européenne et de sa mise en œuvre, il ne tient qu’à nous d’établir et de lancer une stratégie industrielle nationale. Ce sera moins ambitieux, moins enthousiasmant, moins efficace aussi qu’une stratégie européenne. Mais elle aura le mérite d’exister et portera ses fruits. Des petits fruits, mais des fruits tout de même. Notre Assemblée débattait encore il y a quelques jours de l’arrêt des avantages fiscaux liés au statut de Jeune Entreprise Innovante. Voilà ce qui arrive quand on se refuse à faire attention à la dépense publique. 30% des start-up en France sont industrielles, nous le rappelions dans le podcast de la semaine avec Start Industrie. Beaucoup d’entre elles bénéficient de ces mécanismes. Mettre fin au statut de JEI, c’est couper l’herbe sous le pied aux entrepreneurs qui tentent de replanter des usines dans notre pays.
Doliprane, la troisième voie ?
Faut-il absolument conserver la production de paracétamol sur le sol français ? Peut-être, c’est même assez vraisemblable. L’Histoire nous a montré que même des masques peuvent venir à manquer. Vu ses investissements dans Seqens et maintenant dans Opella, l’Etat a fait son choix. Dont acte.
En s’adossant à Seqens, en s’invitant au capital d’Opella, en refusant l’accord du Mercosur, l’Etat cherche une nouvelle voie afin de garantir une forme de sécurité d’approvisionnement depuis son propre sol. Tout cela est nouveau. Comme souvent quand c’est nouveau, on essaie, on trébuche. Un jour on réussit. Comme vous, comme moi, l’Etat trébuchera. Il commettra des erreurs et nous serons les premiers à nous en offusquer. Mais pour qui pense comme moi qu’il faut totalement repenser notre industrie, il faut lui reconnaître d’essayer. Un jour, l’Etat rassemblera les conditions d’un renouveau de l’industrie dans le pays. Souhaitons-lui qu’il réussisse au plus tôt.
Demander des garanties à des opérateurs privés est-elle la bonne méthode ? L’idée peut paraître séduisante mais elle présente de nombreux inconvénients, le premier d’entre eux étant de freiner les velléités d’investissement. Contraindre un cadre réglementaire déjà souvent un peu fou en France ne fait jamais envie aux investisseurs privés, y compris et surtout aux investisseurs industriels qui observent le temps long plus que la plupart d’entre nous. Pour le dire autrement, étendre un tel mécanisme aux secteurs où l’Etat souhaite sécuriser des capacités de production serait probablement contre-productif. Dans le cas du Doliprane, les garanties offertes par CD&R telles que présentées au public par la voix de notre Ministre m’ont-elles convaincu ? Non. J’explique pourquoi plus haut.
Les Etats-Unis et la Chine déploient à leur manière tout un arsenal de mesures pour que leur industrie s’épanouisse. Tantôt ils incitent (ex : l’IRA), tantôt ils financent directement (ex : Blue Chips Act), tantôt ils se protègent (ex : taxes de 100% sur les véhicules électriques chinois), tantôt ils privilégient l’achat public local (ex : Buy American Act), tantôt ils s’interdisent de commercialiser leurs technologies (ex : New Exports Controls en 2022 aux USA), tantôt ils contraignent leurs partenaires commerciaux à leur céder des technologies (ex : Chine), tantôt ils enfreignent les règles du commerce mondial.
Et nous ?
Martin