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A l’ouest que du nouveau 

A l’est les chars russes avancent mais mon regard se porte de l’autre côté de l’Atlantique.

La nouvelle administration Trump a signé 92 décrets entre le 21 janvier et le 30 mars. Il faut remonter à la Présidence de Roosevelt pour observer un rythme comparable. Il faisait alors face à la Grande Dépression puis à la Seconde Guerre Mondiale. Certains de ces décrets nous affectent directement. Ceux imposant 25% de droits de douane sur les ventes d’acier, d’aluminium et de véhicules automobiles aux US sont un séisme pour toute l’UE. Les 200% de droits de douane appliqués aux vins et spiritueux redevenus 20% sont les arbres qui cachent la forêt. De nombreuses autres catégories de produits sont concernés par la hausse des taxes douanières américaines : les produits pharmaceutiques, les semi-conducteurs, les produits forestiers et d’autres encore. 

Sans surprise, toutes les grandes économies ont annoncé des mesures de réciprocité : l’UE, la Chine, le Canada, le Mexique, mais aussi la Corée du Sud ou encore l’Inde. 

Cette lettre est écrite un 31 mars. Le Président Trump promet un « Jour de libération » le 2 avril prochain, veille de l’envoi de cette newsletter. Ce 2 avril sera le jour de l’annonce de nouveaux tarifs douaniers tous azimuts. Attendons donc aussi une nouvelle escalade de la part des partenaires commerciaux des US et la réaction des industriels directement concernés. Nous changeons de monde. 

Les investisseurs ont connu deux comportements depuis la prise de fonction du Président Trump. Ils se sont réjouis de son élection dans un premier temps. Le CAC 40 a connu un pic le 3 mars. Le S&P 500 à New York a connu le sien le 19 février. Les deux indicateurs sont à la baisse depuis. Alors que cette lettre s’apprête à partir le 3 avril à 15h30, le CAC 40 est en repli de 3,3%. Ce n’est pas un krach, mais cela y ressemble. Les mesures de M. Trump affecteront toute l’économie mondiale. La BCE estimait avant le 2 avril un impact à la baisse de 0,5% de PIB pour l’UE. 

Nous avons chacun notre interprétation des motivations derrière les décisions douanières de M. Trump. Les diplomates y verront la volonté républicaine récurrente de ne pas se mêler des affaires du monde et par là même de tenter de moins en dépendre. Les politiques y percevront la volonté de redonner aux US sa toute puissance face à la Chine. Les économistes se diront vraisemblablement que les US cherchent à renforcer leur économie. A augmenter le prix des produits importés, ils augmentent l’avantage compétitif de leur production locale : les US souhaitent redevenir un pays de production manufacturière. Je ne suis ni diplomate, ni politique, ni économiste mais je me joindrais volontiers à tous leurs cercles. M. Vance dit haut et fort sa volonté de reconstruire une base manufacturière aux Etats-Unis. Voici un court extrait de son speech à l’American Dynamism Summit il y a 10 jours.

“…we assumed that we can separate the making of things from the design of things. The idea of globalization was that rich countries would move further up the value chain, while the poor countries made the simpler things. You would open an iPhone box, and it would say ‘designed in Cupertino, California’ … the implication, of course, is that it would be manufactured in Shenzhen… […] It turns out that the geographies that do the manufacturing get awfully good at the designing of things…”

Dans le chaos que les Etats-Unis ont créé, il y a au moins un message envoyé à tous les pays dits industrialisés. (Ils ne le sont plus pour la plupart. British Steel a encore annoncé la semaine dernière fermer les derniers hauts fourneaux des UK à Scunthorpe) : « Il faut nous réindustrialiser ». Si vous me lisez régulièrement, vous savez ce que j’en pense. C’est aussi l’occasion de vous rappeler le livre que nous avons écrit avec Guillaume Caudron sur le sujet. Nous évoquons de nombreuses pistes pour la France mais nous sommes loin de la méthode déroulée par les Etats-Unis en ce moment. 

De nombreux actes et paroles américains nous inspirent au mieux la surprise, souvent le rejet, mais ils s’expliquent. La déstabilisation de la géopolitique du monde venue des Etats-Unis tient à leur volonté de se réindustrialiser. Ce n’est évidemment pas la seule clé de lecture, mais elle en fait partie.

En France, à ne pas vouloir partager la manne d’EDF avec les industriels pour améliorer leur compétitivité et participer du vœu présidentiel de réindustrialisation du pays, son PDG s’est fait remercier. On me dit aussi que Luc Rémont avait un caractère bien trempé qui pouvait déplaire. Mais il en faut du caractère pour diriger le premier électricien européen.

Où tout cela nous emmène-t-il ? Et qu’est-ce que cette crise révèle ?

1/ La mort de l’OMC

M. Trump, M. Biden et la Chine avant lui avaient déjà sérieusement tordu le cou à l’OMC. Elle est maintenant à l’agonie. 

Les entreprises européennes et d’ailleurs se tournent depuis 1995 vers l’OMC en cas de désaccord commercial international. C’était déjà bien assez compliqué comme cela pour obtenir une réponse efficace dans des délais raisonnables. C’est désormais inutile sauf pour dire « je suis dans mon droit » et ne rien obtenir en retour.

L’OMC n’avait évidemment pas qu’un rôle juridique. Elle avait la conviction, démontrée depuis, que les échanges commerciaux sont bénéfiques à toutes les parties prenantes. Les barrières douanières contraires à l’OMC vont avoir pour première conséquence de souffler sur les braises encore chaudes de l’inflation, y compris aux Etats-Unis. Mme Lagarde le rappelait cette semaine dans les Echos. Les problématiques de pricing et en particulier les prix de transfert vont remonter de nouveau dans les priorités des Directions Générales.

La fin de l’OMC ne marquera pas la fin des échanges mondiaux mais nous fait prendre à tous un virage où commerce, production et innovation se rapprochent géographiquement. J’y reviens plus bas.

2/ Le nouveau rôle du droit

Le droit change de rôle. Le 10 février, M. Trump signait le décret Pausing Foreign Corrupt Practices Act Enforcement to Further American Economic and National Security. Le simple nom de ce décret dit déjà beaucoup. Il ordonne au Département de la Justice de suspendre pour une période de 180 jours toutes les nouvelles enquêtes et actions en justice liées au Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), une loi luttant contre la corruption. 

Si vous lisez le lien qui vous envoie vers le site de la Maison Blanche, vous remarquerez que le mot « compétitivité » apparaît dès la Section 1. Pour les Etats-Unis désormais, mais c’était déjà vrai pour la Chine, le droit ne régule pas seulement le commerce entre les Nations, il est d’abord au service de l’économie de la Nation

Cette nature du droit nous est étrangère. Elle était déjà là aux US mais avançait plus ou moins masquée depuis les amendes infligées à plusieurs grands groupes français et à l’emprisonnement de Frédéric Pierucci. Elle se dévoile aujourd’hui au grand jour.  

L’extraterritorialité du droit américain n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est l’extension de son champ. Les sociétés françaises ayant reçu la semaine dernière l’injonction de cesser leurs règles internes de discrimination positive pour pouvoir concourir aux appels d’offre de l’Etat fédéral américain ne devraient pas me contredire. Appliquer la CSRD et être en conformité avec la loi Zimmerman ou répondre aux appels d’offre publics américains, il faudra bientôt choisir.

3/ Un changement qui durera

Le choc trumpien est brutal, mais ne croyons pas que dans 4 ans tout reviendra « à la normale » comme par enchantement. Le « new normal » est là pour durer même si les démocrates reviendraient sur beaucoup des décisions républicaines s’ils revenaient au pouvoir en 2029. 

Ce new normal ne fait que prolonger des actions amorcées par l’administration Biden. M. Trump avait annoncé pendant sa campagne vouloir mettre fin à l’Inflation Reduction Act mis en place par les démocrates. Réalisant à quel point les incentives de l’IRA attirent les industriels aux Etats-Unis, M. Trump n’a fait qu’en réduire le scope d’application en y excluant les installations d’énergie renouvelable. L’IRA fonctionne à plein régime en ce moment. Les récentes annonces d’investissement de 20Md$ par CMA CGM aux US sont là pour l’illustrer.

Qu’elle soit démocrate ou républicaine, l’administration américaine poursuivra le même objectif de production manufacturière après 2029. Je le dis souvent dans ces lignes, ne m’en voulez pas de me répéter : c’est le Président Obama qui lança le processus de réindustrialisation américain en cours. Trump I, Biden et maintenant Trump II ne font que renforcer cet élan. 

C’est peut-être contre-intuitif pour beaucoup d’entre nous, mais l’opportunité de s’installer industriellement aux US va croissant. BlueBirds est en train de se rapprocher de l’American Chamber of Commerce in France pour évoquer le sujet avec vous.

Et puis si produire ou concevoir aux Etats-Unis peut ne pas être perçu comme une opportunité, il pourrait bien devenir une nécessité pour qui souhaite y faire commerce. Toutes les sociétés exportatrices aux US ou désireuses de le devenir devraient désormais se poser la question d’y installer une partie de leur appareil productif.

4/ La diplomatie au service de l’économie

Jamais la diplomatie américaine n’a autant été au service de son économie.

Les remises en cause des souverainetés du Canada et du Groenland et la volonté de puiser dans les ressources minérales d’Ukraine en échange de la paix participent de cette nouvelle diplomatie. 

Notre Ministre du Commerce accompagné du Président du Medef s’émouvait la semaine dernière des nouvelles règles de participation aux appels d’offres publics américains. Elles sont « inacceptables » nous disent-ils. Je comprends leur émotion. Mais les mots ont leur importance, surtout en ce moment. Les exigences américaines sont acceptables parce qu’elles seront acceptées. Nous n’avons pas grand-chose à imposer aux US hormis de nous refuser à répondre aux appels d’offres publics américains. Eux ne s’émouvront pas de notre absence de réponse à leurs sollicitations. C’est l’objectif qu’ils poursuivent.

Pour rappel, nous devons au Président Biden les modifications du Buy American Act (BAA). Il a porté en 2029 à 75% le minimum de valeur ajoutée américaine dans les produits et services achetés par l’Etat fédéral. Démocrates et républicains font tout pour que les achats publics reviennent aux entreprises installées sur le sol américain. 

Personne n’avait évoqué en 2021 les changements du BAA venus des démocrates. Tout le monde affiche les nouvelles règles républicaines. Les deux administrations ont en commun de réduire à chaque fois les possibilités pour les entreprises européennes de participer à l’économie financée par le contribuable américain. Rien n’est fait chez nous pour envisager des mesures comparables en dehors du secteur de la Défense.

La question devient « En France et en Europe, que fait la diplomatie au service de l’économie ? » Le Medef, le METI et la CPME gagneraient à prendre quelques bureaux Quai d’Orsay. Ceci n’est pas une image. Nos diplomates gagneraient à s’installer dans les bureaux de nos représentations nationales d’entreprises. Ceci n’est pas une image non plus. Le Medef a pris de nouveaux bureaux à Bruxelles le 17 février dernier en inaugurant la Maison des Entreprises de France. Voilà une jolie initiative.

5/ Le réarmement français et européen

Notre Ministre de la Défense éditait en octobre dernier un livre Vers la guerre ? La France face au réarmement du monde. Je fais personnellement une double lecture de l’appel au réarmement européen lancé par M. Macron ces dernières semaines. 

Le front ukrainien exige de pouvoir stopper l’armée russe aux frontières de l’OTAN. Il faut prendre au sérieux René Obermann, Président d’Airbus, quand il nous prévenait le 25 mars dernier dans les Echos que les indices de préparation d’une attaque russe sur l’OTAN se multiplient. 

Quand j’observe les paroles belliqueuses de JD Vance à l’égard du Groenland, j’en conclus que le risque venu des Etats-Unis n’est pas nul non plus. Une action armée contre le Groenland implique de la part des Etats-membres de porter assistance au Danemark en vertu de l’article 42-7 du Traité de l’UE :

 « Au cas où un État membre ferait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies. »

Tout a été dit s’agissant du réarmement en cours de l’Europe mais peut-être pas assez que les droits de douane imposés par l’UE aux sociétés américaines en représailles à ceux décidés par les Etats-Unis vont venir renflouer les caisses de l’UE et des Etats-membres. Ce sont les consommateurs qui renfloueront ces caisses, c’est-à-dire vous et moi. Vous pourrez y investir de manière volontaire via le fonds dédié que prépare la BPI. 

Il ne faut pas s’en réjouir, mais il est aussi une opportunité pour de nombreuses entreprises et nous tous. Le secteur de la Défense grandit vite désormais. (Pour l’anecdote mais elle est illustrative de notre temps, le cours de bourse à Paris de Dassault Aviation a doublé en deux mois). Si vous n’avez pas encore réfléchi à la manière de vous y positionner, il est encore temps. Comme toujours, notre économie se transforme. Une chose est certaine, elle sera davantage militaire dans les années à venir.

Il y a quelques semaines de cela, découvrant que les capacités de fabrication d’obus en France étaient particulièrement faibles, je m’étais interrogé sur les capacités industrielles d’armement sur le sol français. Nous en avons fait un épisode du podcast Histoires d’Entreprises avec le Général Gomart devenu député européen. Le Général porte le projet du réarmement de la France et de l’Europe depuis plusieurs mois. Notre enregistrement a eu lieu 8 jours avant l’entretien entre M. Zelenski et de M. Trump le 28 février. Il pourra j’espère vous éclairer. 

6/ La faiblesse de l’Union Européenne

Jean Monnet disait que « L’Europe se fera dans les crises et sera la somme des solutions qu’elle apportera à ces crises. ». La crise que déclenche les Etats-Unis est mondiale. Elle n’est pas seulement commerciale. Elle est manufacturière, elle est technologique, elle est financière. Elle est juridique, diplomatique et militaire. Elle est totale. Jean Monnet aura encore eu raison. L’UE réagit déjà. 

Mais ce que dévoile cette crise si c’était encore nécessaire, c’est la faiblesse de l’Europe. Cette faiblesse est manufacturière, technologique, financière, économique, juridique, diplomatique et militaire. Elle est totale aussi.

Voici ce que dit Nicolas Dufourcq dans un article paru dans le Monde le 29 mars co-signé avec Alice Ekman, directrice de la recherche de l’Institut d’études de sécurité de l’UE et spécialiste de la Chine.

« Dans de nombreux domaines, c’est la Chine [et les Etats-Unis ndlr] les pays développés et nous les pays émergents. »

A mûrir.

Comme je tiens à finir sur une note optimiste, voici un proverbe d’Arnaud Desjardins qui me semble lui aussi d’actualité:«Le bonheur, on ne le trouve pas, on le fait. »

A mûrir aussi!

 Martin