CEO, allez signer la déclaration d’Antwerp !
La deuxième vague de révolte de nos agriculteurs apporte aussi son lot de bénéfices. Jamais nous n’avons autant parlé de souveraineté agricole. Jamais nous n’avons autant parlé de production agricole. Jamais nous n’avons autant parlé de production tout court.
Je vous parlais dans ces mêmes lignes il y a un mois de l’agriculture. Me voilà un peu surpris d’avoir à vous en dire encore deux ou trois mots pour glisser sur mon sujet favori, l’industrie. Souveraineté agricole et souveraineté industrielle sont sœurs.
Trois événements ont attiré mon attention ces dernières semaines. Ils sont disjoints en apparence mais trouvent leur point commun en conclusion, façon amicale vous en conviendrez j’espère de vous épargner la lecture de cet edito en vous rendant directement à son dernier paragraphe.
Mon premier est une liste
Mon premier est la liste de propositions faites au Gouvernement par Dominique Chargé, président de la Coopération Agricole. Celle-ci représente 2100 coopératives, 40% de ce que nous mangeons et 3 agriculteurs sur 4. Il avance 50 propositions « pour plus de compétitivité et moins de complexité ». Elles sont toutes là. 50, c’est trop, toutes n’ont pas la même portée et il suffit de les diagonaliser pour se rendre compte que l’auteur a cherché à tomber sur un chiffre rond. Mais la plupart d’entre elles peuvent être discutées même si beaucoup d’entre elles ne se négocient plus à Paris, plutôt à Bruxelles et à Strasbourg. Surtout, elles ont le mérite d’exister. J’ai personnellement un faible pour la 43ème :
« Droit de la concurrence : faire évoluer le droit de la concurrence en remplaçant le critère actuel centré sur le « bien-être du consommateur » par le bien être du « consommacteur » (citoyen, travailleur et consommateur) […]»
Certes, ces propositions viennent d’un homme qui défend les intérêts de sa profession (comment l’en blâmer ?). Ce faisant, il défend aussi la société dans son ensemble : la coopération agricole est le premier employeur privé dans les zones rurales. Comme tout homme de la terre, Dominique Chargé est empreint de bon sens. Il nous rappelle une évidence : les agriculteurs européens et français en particulier ne sont pas seulement des consommateurs. Ils travaillent aussi en même temps qu’ils sont attachés à leurs territoires où ils souhaitent exercer leur citoyenneté. Avec cette 43ème proposition, M. Chargé va ainsi directement contre la volonté de l’UE. Mme Vestager, commissaire européenne à la concurrence le rappelait au micro de BFM Business en juillet dernier. « L’intérêt du consommateur continuera d’être notre seule boussole ». M. Chargé, président d’une association, contre Mme Vestager, Vice-Présidente de la Commission européenne, c’est le pot de terre contre le pot de fer.
Le pot de terre a cependant trouvé il y a quelques jours seulement quelques alliés de poids. C’est le second événement que je souhaite évoquer ici.
Mon second est la déclaration d’Antwerp
Le 20 février dernier, 72 CEO de grandes entreprises industrielles européennes et 34 associations industrielles ont signé en présence de la Présidente de la Commission européenne « la Déclaration d’Antwerp pour un accord industriel européen ». Elle est ici : https://antwerp-declaration.eu/
Parmi les cosignataires, vous retrouverez les CEO de BASF, Air Liquide, Thyssenkrupp, Dupont, Sanofi, Solvay, Ineos, TotalEnergies, ArcelorMittal Europe et d’autres encore.
Comme j’ai la faiblesse de penser que vous n’irez pas voir, je vous en fais le résumé ici.
« La déclaration appelle les gouvernements des Etats membres, la prochaine Commission européenne et le Parlement à :
- Placer l’accord industriel au cœur du nouvel agenda stratégique européen pour 2024-2029 ;
- Inclure un chapitre de financement public solide avec un fonds de déploiement des technologies propres ;
- Faire de l’Europe un fournisseur d’énergie compétitif à l’échelle mondiale ;
- Concentrez-vous sur les infrastructures dont l’Europe a besoin ;
- Renforcer la sécurité des matières premières de l’UE ;
- Stimuler la demande de produits nets zéro, à faibles émissions de carbone et circulaires ;
- Tirer parti, appliquer, relancer et améliorer le marché unique ;
- Rendre le cadre d’innovation plus intelligent ;
- Un nouvel esprit législatif ;
- S’assurer que la structure permet d’obtenir des résultats. »
Nous pourrions longuement commenter cette déclaration. Elle dit tant.
Elle dit d’abord que l’industrie allemande est en grande difficulté. Ses deux grands atouts, l’achat de gaz bon marché à la Russie et la vente de machines à la Chine ont respectivement disparu ou s’amenuisent. Le PIB allemand s’est contracté de 0,3% en 2023. L’Allemagne a été en récession l’année dernière.
La déclaration d’Antwerp dit aussi que les industriels, surtout allemands mais pas seulement, arbitrent de plus en plus et concomitamment contre l’Europe pour d’autres zones géographiques, américaines notamment, pour l’investissement dans leurs actifs de production. L’Allemagne n’a jamais pensé qu’un Etat pouvait vivre sans son industrie. Le pays tire la sonnette d’alarme par la voix de ses industriels.
Enfin, cette déclaration ouvre une fenêtre d’opportunité pour tous les Etats membres désireux de conserver une forme de souveraineté industrielle de se joindre au changement de pied de l’Allemagne. L’Allemagne fera tout ce qui est en son pouvoir pour sauver son industrie, quitte à construire une politique industrielle européenne qui n’existe pas pour l’instant. Ce serait un changement de cap européen de toute première importance qui n’est évidemment pas du goût de Mme Vestager.
Je l’ai écrit à de nombreuses reprises dans ces lignes. Il n’y a pas d’avenir socio-économique pour la France sans une industrie forte sur son sol. Il n’y aura pas d’industrie forte sur les sols européens sans une ambition forte de l’UE de devenir une zone de production mondiale. Cette ambition passe par un rééquilibrage des politiques économiques de l’UE et la fin d’une boussole exclusivement tournée vers les consommateurs. Il faut tourner cette boussole vers les « consommacteurs » dirait Dominique Chargé.
Si vous pensez comme eux et moi et si vous êtes CEO, allez signer la déclaration d’Antwerp. C’est ici : The antwerp Declaration for a European Industrial Deal (antwerp-declaration.eu). Moi, c’est fait (très humblement !)
Mon troisième est le retour de Trump
Mon troisième est le scénario probable que Trump devienne de nouveau Président des Etats-Unis. Toutes les grandes capitales du monde s’y préparent. Nous n’échappons pas à la règle. Trump agite le spectre d’un arrêt total ou partiel de l’aide à l’Ukraine. Jean-Yves le Drian évoquait ce scénario dans un article du Figaro le 24 février dernier. Il envisageait avec gravité le risque que l’effondrement de l’Ukraine ferait peser sur l’Europe en cas d’arrêt ou d’aide insuffisante des Américains. « En Ukraine, nous jouons notre liberté et notre existence ». Son message est celui d’un homme inquiet. Il faut être un peu fou ou aveugle pour ne pas partager son inquiétude.
Notre ancien Ministre de la Défense ne veut pas parier sur un soutien militaire ad vitam aeternam de l’US contre une Russie dont personne ne parierait l’arrêt des hostilités à court terme. L’avenir d’un continent ne se parie pas, il se construit. L’Europe doit donc se préparer à ce ni-ni, c’est-à-dire à suppléer l’aide des US en cas de retour de Trump au pouvoir. Un tel scénario implique d’accroître significativement les capacités industrielles d’armement de l’UE. La guerre est d’abord affaire de matériel. L’industrialisation de l’Europe devrait être aussi militaire nous dit-il en creux. Et Jean-Yves le Drian de soutenir la proposition de la première ministre estonienne de lever un nouvel emprunt européen de 100Md€ pour financer l’effort de guerre européen. Nous aurions tous préféré que la politique industrielle européenne soit exclusivement pacifique si elle devait émerger. Le tragique de l’histoire pourrait décider qu’elle soit d’abord guerrière.
Sans s’être parlés, Dominique Chargé, Jean-Yves le Drian et tous les CEO à l’origine de la déclaration d’Antwerp ont exprimé un même souhait pendant le mois qui vient de s’écouler : que l’Europe s’adresse à ses consommateurs certes, mais également à ses travailleurs et à ses citoyens. Tous ont parlé de souveraineté industrielle ou agricole. Tous ont parlé de liberté.
Martin