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Réindustrialiser la France – Épisode I – Le prix du pain

Voilà quelque temps que les sujets de désindustrialisation et de réindustrialisation du pays occupent mon esprit. Le sujet est devenu un peu à la mode, et nous voyons de nombreuses idées, points de vue et recommandations sortir de terre. Je me réjouis de tout cela et je fais un double pari. Que le sujet ne soit pas seulement qu’une mode, qu’il s’ancre profondément dans nos esprits. Et que nous puissions réussir l’un des plus grands paris de l’histoire de notre économie : redevenir un pays industriel.

Avec Guillaume Caudron, nous vous proposons chaque semaine de prendre un angle du sujet et de tenter de résumer ce qui pourrait être entrepris pour que le pays retrouve le chemin des usines. Guillaume a débuté sa carrière en France comme consultant puis a émigré au Canada. Il était encore récemment CEO de Réseau Capital, l’équivalent de France Invest au Québec. Avant cela, il a été conseiller économique du 1er Ministre du Québec et Directeur de cabinet du Ministre des Finances. Il vient de rentrer en France après 15 ans à Montréal. Mon beau-frère redécouvre les joies et les peines du pays qui l’a vu naître. Tantôt il écrira, tantôt ce sera moi. Je le relirai, il me relira.

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Les récents chiffres de la balance commerciale fournissent un moment idéal pour aborder l’une des principales batailles déjà entamée: l’énergie.

Dominique Seux dans les Echos et quelques-uns avec lui dont votre serviteur s’émouvaient le 7 février dernier des chiffres catastrophiques de notre balance commerciale qui a affiché l’année dernière un déficit de 164Md€.

Passée l’émotion remplacée par la suivante et donc déjà oubliée, reconnaissons en premier lieu que le chiffre parle à peu de monde. Il ne semble pas toucher notre quotidien. « -164Md€, et alors ? » me dirait vraisemblablement mon boulanger qui cherche d’abord à nourrir ses clients et lui avec. Il aurait un peu raison.

L’éditorialiste économique des Echos nous rappelle alors les ravages de la désindustrialisation du pays, devenu l’une de mes marottes depuis que BlueBirds sert des ETI industrielles. Et de préciser que le déficit commercial trouve ses origines dans la disparition de notre appareil productif. Sans avoir fait polytechnique, tout le monde peut comprendre que si nous ne produisons pas sur notre sol, nous ne pouvons pas vendre ces produits à l’export et qu’il faut donc les acheter à l’étranger : moins d’exportations et plus d’importations et boom : -164Md€ !

Il est un peu plus aisé de prendre la mesure des conséquences quotidiennes de notre désindustrialisation. Elle sont d’abord sociales et liées au chômage. Le nombre de chercheurs d’emplois a grandi au fur et à mesure que nos usines ont fermé. Nicolas Dufourcq le rappelle dans son livre « La Désindustrialisation de la France ». J’ai eu la chance de l’interviewer lors de l’un des épisodes de notre podcast « Histoires d’Entreprises ». Allez l’écouter nous raconter comment nous en sommes arrivés là, promis, vous ne perdrez pas votre temps.

Le problème avec le chômage en France, c’est que nous nous y sommes habitués. Jusqu’à ce qu’il vous touche, vous ou votre conjoint, il reste une idée, un nouveau chiffre rappelé entre trois épisodes de météo au 20h de TF1. C’est un peu comme une maladie : tant qu’elle ne vous a pas attrapée, elle concerne les autres.

Au fond, déficit de la balance commerciale, désindustrialisation et chômage sont des concepts qui touchent la collectivité et pourraient bien être sans conséquence sur mon quotidien. Alors pourquoi m’en préoccuper ?

Parce que cela y est, tous ces chiffres, tous ces concepts, toutes ces idées touchent tous les Français au portefeuille et nous appauvrissent tous un peu plus. Parce qu’à l’origine de tous ces maux figure l’énergie. Pas seulement l’énergie bien sûr, mais d’abord l’énergie.

Quelle est l’origine du déficit commercial ? L’énergie qui a pesé pour 115 Md€ de nos importations en 2022 contre 45Md€ un an plus tôt. Même sans le problème conjoncturel du prix de l’énergie actuel, notre déficit commercial est structurel et massif et lui-même lié à notre désindustrialisation.

Quelle est l’origine de notre désindustrialisation ? D’abord et avant toute autre chose les chocs pétroliers successifs et l’explosion des prix du pétrole et du gaz qui ont suivi. (Vraiment, allez écouter notre podcast sur le sujet)

Qu’elle est l’origine du chômage de notre pays ? La désindustrialisation… et donc l’énergie. 

On ne le rappellera jamais assez : une énergie abondante et peu chère est le socle d’une économie en bonne santé en mesure de nourrir notre modèle social.

Ma boulangère, ses confrères, de nombreux artisans, la plupart de nos entreprises et vous-même qui me lisez, nous avons presque tous vu notre facture d’électricité et de gaz s’envoler. Moi qui avais fait confiance très tôt à Lampiris racheté ensuite par TotalEnergies, je n’ai pas attendu la hausse des prix de mon contrat pour revenir chez notre EDF national. Et de subir une « petite » hausse de 30% de ma facture d’électricité dans la foulée.

Si -164Md€ n’émeut personne, voir les boulangers à Matignon ou chez Cyril Hanouna a davantage d’impact. Peut-être fallait-il en venir là pour que nous prenions davantage conscience des problèmes que pose désormais notre incapacité à produire nous-même suffisamment d’énergie pour répondre à nos besoins.

Nous voilà conduits à diminuer le thermostat et à remettre des cols roulés parce que l’énergie la moins chère est celle que nous ne consommons pas.

Et puis à nous demander comment réduire le prix de cette énergie.

L’équation du pétrole est assez sommaire. Dans ce domaine, notre destin est écrit : nous dépendrons toujours des prix du marché mondial.

Pour le gaz, nous importons là aussi presque 100% de notre consommation et dépendons donc là aussi des prix du marché mondial. Mais c’est un chouilla plus compliqué que pour le pétrole. Il y a du gaz dans le sous-sol de l’Hexagone. J’ai envie de vivre encore longtemps et m’en voudrais de mettre ma famille en danger par ce simple rappel, donc passons.

Vient l’électricité, celle-là même que nous produisions en excès et que nous exportions à l’Allemagne essentiellement, celle-là même que nous importons désormais, essentiellement depuis l’Allemagne aussi.

Au moment où j’écris ces lignes, le prix spot du MWh pour demain est de 170€. Le coût de production d’un MWh à partir de nos centrales nucléaires est de l’ordre de 40€. Même en ajoutant le coût du transport et de distribution, quelques Euros de coûts de commercialisation et de marge et une couche de taxes, nous ne comprenons pas ce qui justifie un tel écart. On peut donc aisément comprendre la demande des boulangers et des bouchers : rétablir un prix de vente (et donc d’achat pour eux) proche des prix de production du parc nucléaire actuel.

Nous nous enflammons sur les plateaux TV et nous demandons des comptes aux Ministres en charge du dossier. La réalité, c’est qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose. Les prix sont définis par un marché qui a été lui-même mis en place par plusieurs Directives Européennes à partir de 1996. On peut le regretter ou s’en réjouir, mais c’est ainsi : la politique de prix en matière de production d’électricité n’est plus du ressort de la France mais de l’Union Européenne.

Vouloir en France cesser l’indexation du prix de l’électricité sur les prix du gaz comme c’est le cas actuellement implique de changer le fonctionnement du marché de l’électricité dans toute l’UE. Cela passe par l’écriture et le vote d’une Directive européenne. Faisons simple : écriture d’un projet de texte par la Commission, soumission du texte au Parlement et au Conseil européen, vote par le Parlement, puis enfin transposition en droit national. La procédure peut prendre quelques mois sous réserve que les organes soient d’accord. Vu les antagonismes criants entre l’Allemagne et la France sur les dossiers énergétiques en ce moment d’une part et le manque d’alignement des principaux partis à l’Assemblée Nationale d’autre part, permettez-moi d’en douter. Mais prenons l’hypothèse que tout aille au mieux dans le meilleur des mondes et que règne soudainement une forme d’harmonie à Bruxelles et à Paris. C’est la mise en œuvre du texte qui prendra du temps. Il a fallu des années pour en arriver où nous en sommes. Un retour en arrière, même partiel, ne se fera pas en quelques mois. Nous allons devoir vivre encore longtemps avec le système actuel, si dysfonctionnel soit-il.

Je suis comme la plupart de celles et ceux qui se plaignent des prix fous de l’électricité et du gaz en ce moment. Je l’ai écrit dans ces lignes auparavant : je suis même franchement inquiet des conséquences désastreuses que ces prix vont avoir à moyen terme sur notre économie et sur la paix sociale dans le pays.

Mais ayant baigné dans l’énergie pendant plus de 10 ans et ayant un peu travaillé à l’établissement de politiques publiques en matière d’énergie, je sais aussi que le système actuel a été pensé très activement. Et cela va peut-être vous surprendre, mais il a été pensé d’abord dans l’intérêt du consommateur final. Il ne sera pas simple de réformer le système actuel.

L’Europe a poursuivi plusieurs objectifs en créant le système actuel :

  1. Minimiser le prix au consommateur final ;
  2. Maximiser la concurrence quand cela était possible. (Certaines activités comme le transport et la distribution de l’électricité sont restées régulées) ;
  3. S’assurer de l’investissement par les opérateurs dans de nouvelles capacités afin que des électrons soit toujours disponibles à tous à tout instant ;
  4. Créer une solidarité européenne.

C’est ainsi que le principe de « dispatching » est né. La centrale produisant au moindre coût injecte en première ses électrons dans le réseau. Celle produisant juste après elle des électrons un peu plus chers injecte à son tour des électrons dans le réseau et ainsi de suite jusqu’à ce que l’offre à tout instant équilibre la demande. Les derniers électrons injectés dans le réseau sont les plus chers.

Avec un tel mécanisme, les centrales les plus compétitives fonctionnent par défaut et les centrales les moins compétitives fonctionnent peu ou pas du tout.

Un des avantages d’étendre ce mécanisme à l’UE est de maximiser l’utilisation des centrales les plus compétitives à l’échelle européenne. EDF en a bien profité pendant des années. Nous produisions à environ 40€ le MWh et revendions à l’Allemagne par exemple à 60€ le MWh. Mais quand nous étions exportateurs !

Et puis quand vous êtes opérateur et que vous vendez vos électrons à 60€ le MWh alors que vous les produisez à partir d’installations largement amorties à 40€ le MWh, la théorie économique indique aux investisseurs qu’ils peuvent se lancer dans la construction de nouvelles centrales dont le prix marginal de production sera un peu en dessous du seuil 60€ le MWh. Sans ce signal prix, vous courez le risque que les investisseurs investissent moins ou pas du tout et donc de manquer d’électrons dans un futur plus ou moins lointain. Si le prix du MWh se maintenait comme en ce moment à 170€ le MWh pendant plusieurs mois, de nombreux nouveaux projets de construction de centrales verraient le jour en proposant un prix marginal de production en dessous de ces 170€. A terme donc, le prix diminuerait. CQFD.

Alors qu’est-ce qui explique que les prix actuels soient si critiquables en ce moment?

Et bien tout d’abord peut-être parce que nous sommes devenus importateurs. Nous vendions le surplus de notre électricité au prix où l’Allemagne était prête à l’acheter. Aujourd’hui, nous l’achetons à un prix défini par les centrales les moins compétitives d’Allemagne! Tant que nos centrales nucléaires ne retrouveront pas le taux de disponibilité suffisant, cette situation perdurera.

Ensuite parce que nous avons sous-investi dans nos propres capacités de production. Certes, nous avons abandonné une partie de notre souveraineté énergétique à l’UE. Mais si nous sommes devenus dépendants de l’Allemagne et donc du prix de sortie des électrons de ses centrales, c’est d’abord aux dirigeants que nous avons choisis et donc à nous-mêmes qu’il faut en vouloir.

Le marché n’a par ailleurs pas été conçu pour une très forte part de renouvelable dans le parc européen. Le coût marginal de production d’une éolienne est proche de zéro : que la centrale fonctionne ou ne fonctionne pas, elle affiche les mêmes coûts. Au contraire, une centrale à gaz produit de l’électricité… en brûlant du gaz. Son coût marginal inclut l’achat du gaz qu’il faut pour la faire tourner. Le marché fonctionne aujourd’hui avec des prix représentatifs essentiellement des coûts marginaux des centrales de production. Les éoliennes et les centrales solaires sont donc toujours gagnantes alors que leur indisponibilité temporaire a un coût pour la collectivité. En qualité d’investisseur, vous aurez donc plus intérêt à investir dans du renouvelable et moins dans une autre technologie. Dommage pour le nucléaire…

Enfin, le système n’a pas prévu le cas d’une guerre conduisant à l’arrêt de l’approvisionnement du gaz russe à la France et surtout à l’Allemagne. Qui s’imaginait en 1996 que nous pourrions un jour célébrer en 2023 le premier anniversaire du conflit entre une nation européenne et la Russie ? Personne. Les prix du gaz ont explosé et avec eux ceux de l’électricité. Les « signaux de prix » envoyés par les marchés gros de l’électricité ainsi que leur volatilité sont-ils cohérents avec nos besoins capacitaires en électricité au niveau européen ? Peu probable.

Que faire alors ?

Certains nous diront qu’il faut revenir à un système régulé par l’Etat. Au bon vieux temps, l’Etat fixait les prix par décret. Ce système n’avait pas que des inconvénients, bien au contraire. Mais gare à nous : les prix des électrons des futures centrales nucléaires seront sans commune mesure plus élevés que ceux que nous connaissons actuellement. Et puis ils arriveront dans 15 ans au mieux. D’ici là, nous continuerons de dépendre de notre voisin outre-Rhin et devrons donc négocier avec lui… Pour les plus en colère d’entre nous, je me demande s’il est vraiment possible de s’affranchir des règles de fonctionnement du marché énergétique européen sans sortir de l’UE. La crise migratoire européenne a conduit au Brexit. La crise énergétique va faire grandir le sentiment anti-européen en France.   

Peut-être que la Commission sera imaginative et proposera au Conseil européen et donc aux pays membres de l’UE un mécanisme de marché hybride cherchant à lisser la volatilité des prix et/ou à réguler les prix pour une partie des consommateurs.

Qui sait ? Comme j’aimerais savoir ce que nous préparent Kadri Simson, commissaire à l’énergie et Thierry Breton, commissaire au marché intérieur. Et comme je n’aimerais pas être à leur place tant les enjeux sont colossaux.

La France, seule, n’a que très peu de levier structurel pour changer un système construit et voté par l’UE. Au mieux peut-elle protéger temporairement certains consommateurs, mais avec toujours la même solution : alléger la facture des uns aujourd’hui pour augmenter demain celle des générations qui nous suivent. Toujours et encore faire appel à la dette. C’est en somme ce que vient de demander l’Assemblée contre l’avis du Gouvernement.

La France, seule, peut en revanche décider d’investir massivement dans des capacités de production électrique. Elle a tout à y gagner. Il faudra remplacer le parc nucléaire existant, répondre à la demande grandissante, approvisionner les nouveaux usages dans l’automobile ou encore l’hydrogène.  Il existe des scénarii par dizaines. Je vous invite à aller voir ceux du RTE pour commencer. Mais découvrez ces scenarii bien assis et bien reposés, car les chiffres donnent le vertige.

Si le sujet vous intéresse, je vous invite à aller écouter sur YouTube les auditions de la commission d’enquête lancée par l’Assemblée Nationale en novembre 2022. Mes épisodes préférés sont ceux donnés par Yves Bréchet et la star du moment, Jean-Marc Jancovici.

Réduire les coûts d’approvisionnement en électricité de mon boulanger ne changera pas le déficit commercial de la France.

Mais si mon boulanger peut continuer de vendre son pain sans se demander s’il pourra régler sa facture d’EDF, il vivra un peu plus en paix et sera moins tenté de descendre dans la rue. La base, en quelque sorte.

Et puis si mon boulanger peut continuer de servir ses clients sans se demander s’il devra fermer boutique dans quelques mois, il est très probable que beaucoup d’autres entreprises, industrielles celles-ci, bénéficieront elles-aussi d’un prix d’approvisionnement en énergie acceptable et durable. Elles fabriqueront à moindre coût et vendront davantage à l’export. Là, la balance commerciale du pays se redressera.

En vérité, le moral de mon boulanger est un bon indicateur de notre balance commerciale. Ce n’est certainement pas un hasard si les deux se sont dégradés en même temps.

Martin Videlaine