Nous confier une mission
Rejoindre la communauté

La tentation de l’Ile Rodrigues

L’ile Rodrigues est à une heure d’avion à l’est de l’ile Maurice. Autant dire nulle part. C’est pourtant là que j’ai choisi d’aller télétravailler une semaine après m’être rendu plus tôt à Maurice pour faire la connaissance de Jessica sur la photo. Jessica a eu le bon goût de rejoindre tout récemment BlueBirds en plus de vivre sur une île enchanteresse depuis sa naissance.

Je vous vois déjà sourire intérieurement : il ne s’ennuie pas Martin !

Promis, je suis allé travailler à Maurice et Rodrigues. J’aurais pu tester une destination moins lointaine, moins belle, moins impactante pour mon bilan environnemental. Oui, c’est vrai, j’aurais pu. Mais si vous me lisez depuis quelques temps, vous savez aussi que je cherche un lieu avec vue sur mer qui m’a amené à m’intéresser à l’océan indien.

Maurice fut portugaise, puis hollandaise, puis française, puis anglaise avant de devenir indépendante il y a à peine plus de 50 ans. Lire l’histoire de Maurice, c’est un peu lire l’histoire des empires coloniaux. Vous y croisez aujourd’hui une population locale grandissante qui parle un créole différent de la Réunion sa voisine, mais également des Indiens, des Chinois et des touristes venus du monde entier. La littérature de Maurice est marquée par l’œuvre de le Clezio. De Le chercheur d’or qu’il écrivit en 1985, notre équipe a extrait quelques lignes que nous avons envoyées à nos clients, prospects et partenaires pour leur souhaiter nos bons vœux 2023. Peut-être l’avez-vous reçue. Drôle de hasard tout de même que Maurice apparaisse si soudainement dans la vie de BlueBirds.

J’avais choisi la première semaine de mars pour m’y rendre afin de participer à une fête hindoue, la Holi. Dite « fête des couleurs » où vous êtes invité à jeter à votre voisin des poudres de toutes les couleurs, la Holi célèbre à la fois l’arrivée du printemps et la fertilité. Voulant mêler l’utile à l’agréable, je m’étais imaginé fermer mon ordinateur en fin de journée pour aller rire et finir vert, jaune, rouge et bleu avant de rappeler à mon épouse qui avait pu convaincre son employeur de me suivre à Pierres Noires pour travailler que la Holi n’était pas seulement une fête célébrant la joie mais aussi la fécondité. Nous devrions tous fêter la Holi.

La fête de la Holi

Passés les clichés en phase avec ce que la vue offre à vos yeux, Maurice est un pays comme les autres avec ses défis bien à lui. Mais ce qui fait la force d’une île par ailleurs petite, c’est que l’on prend instantanément la mesure de la finitude du lieu. Il n’est évidemment pas question pour un pays comme Maurice de tout concevoir, fabriquer ou vendre depuis son sol. Ce qui est vrai pour Maurice s’applique à toute nation et à notre bon vieux pays en particulier. Un pays est une île en quelque sorte. Une entreprise aussi.

Maurice étant un peu trop développée pour le solitaire que je m’apprêtais à devenir pendant quelques jours encore après le retour de mon épouse vers Paris, je me suis donc envolé pour Rodrigues, caillou de quelques kilomètres carrés qu’entoure un immense lagon perdu au milieu de l’océan. Il n’y a rien à Rodrigues hormis le vert émeraude des eaux qui séparent la plage du récif coralien, le jaune des plages désertes bordées de filaos et une forêt tropicale recouvrant la montagne. Les seuls sons que vous y entendrez viendront des vagues se brisant au loin, du vent dans les arbres et des oiseaux venant picorer dans la corbeille à pain. A peine serez-vous dérangés par le passage furtif de quelques scooters. Le paradis en quelques sorte.

En arrivant à Gravier, j’ai donc branché l’ordinateur, me suis installé face à la mer sous le haut-vent de l’auberge qui me servait de refuge et ai débuté comme à l’accoutumée mes appels de la journée. Les promeneurs de passage s’arrêtaient parfois et se désaltéraient sur la table à côté de la mienne avec un coca ou une Phoenix, la bière locale. J’avalais de temps à autre une gorgée de thé. Des enfants jouaient avec le chiot ravi de se faire de nouveaux copains pour quelques instants. Casque sur la tête, j’échangeais quant à moi avec l’équipe ou des clients. Les autres résidents du lieu se harnachaient pour leur prochaine leçon de kite-surf, je me branchais à Teams. C’était cocasse. Tous devaient me prendre pour un fou, j’étais heureux.

J’aurais eu du mal à trouver lieu plus isolé si loin de ceux que j’aime, si loin de mon équipe hormis Jessica et Fanir, de nos clients et cet écosystème de partenaires et d’indépendants qui se nourrissent les uns des autres et qui grandissent avec nous.

Loin du monde, Rodrigues n’envie pourtant pas l’agitation de notre planète hormis peut-être ses adolescents qui regardent au-delà de l’horizon par la fenêtre de leur téléphone. A Rodrigues, on ne se demande pas combien de centrales nucléaires devraient être construites, comment installer de nouvelles usines technologiquement en pointe, financer le régime des retraites, sauver une banque suisse systémique ou la planète toute entière. A Rodrigues, l’unique centrale électrique fonctionne au diesel. Les usines se comptent sur les doigts de la main. A Rodrigues, on travaille peu, la question de la retraite se pose donc avec la même acuité. A Rodrigues, il faut chercher l’unique ATM de tout l’aéroport. La nature est encore sauve hormis quelques espèces endémiques comme la tortue à long cou ou le dodo disparus à jamais lorsque l’homme s’y installa.

Ce qui frappe aussi à Rodrigues en plus de l’extraordinaire beauté des paysages, c’est la simplicité, pour ne pas dire la pauvreté de sa population. Quand il ne faut compter que sur soi-même et que les échanges commerciaux sont réduits à leur strict nécessaire par l’isolement, quand on attend presque tout de la nature et moins de la main de l’homme, on vit simplement. Elle est là la tentation de Rodrigues, la simplicité doublée d’une dépendance complète à l’autre : tout ce qui incarne nos sociétés modernes, les téléphones, les ordinateurs, les infrastructures de télécommunication, les avions, les voitures, les médicaments, même l’assiette qui accueillait mon riz quotidien, tout, absolument tout, venait d’ailleurs. Sans cet ailleurs, l’île reviendrait au Moyen-Age.

Les larges sourires sur de nombreux visages des habitants locaux m’ont rappelé s’il le fallait qu’il suffit de peu pour être heureux. L’un n’empêche pas l’autre : on peut être tout à la fois heureux, vivre chichement et dépendre de ses voisins pour tout, y compris de l’essentiel.

Rodrigues ou Maurice ne seront jamais la France. Leurs problèmes ne seront jamais tout à fait les nôtres même si un nombre croissant d’entreprises hexagonales sont servies par les sociétés d’off-shoring de plus en plus nombreuses à Port Louis ou Quatre Bornes. C’est aussi pour cela que je me suis rendu là-bas, à l’autre bout du monde mais pourtant à 3 heures seulement de décalage horaire. Les Accenture et consorts ont fait de Maurice l’un de leurs leviers de création d’une valeur fabriquée sur le 20ème parallèle Sud et revendue un peu plus cher sur le 48ème parallèle Nord. Leurs clients et prospects que nous en avons en commun en sont ravis.

Là où Rodrigues se demande comment enrichir l’île d’un tourisme respectueux de son environnement, là où Maurice commence à se demander quelle serait la densité de population que l’île pourrait durablement soutenir, notre vieux pays se pose lui aussi de nombreuses questions mais prend son temps pour y répondre. La réforme des retraites n’était au fond qu’une ligne sur une longue liste de changements qui attendent depuis bien longtemps. Certains d’entre nous auraient préféré « un droit à la paresse » et iront s’en plaindre auprès du Conseil Constitutionnel. C’est leur plein droit. Ils sont finalement eux aussi, à leur manière et toutes proportions gardées, tentés par une vie insulaire. Une vie hors du monde. Une vie qui comme tout îlot touche vite ses limites.

La paresse des uns est financée par le travail des autres. Dans un pays comme le nôtre qui s’appauvrit inexorablement – Etienne Wasmer le rappelait dans un article des Echos ces dernières semaines – elle conduit à accélérer les souffrances sociales et économiques dont les violences urbaines du moment sont l’un des révélateurs.

Un pays n’est pas une île contrairement à ce qui est écrit plus haut. C’est probablement ce que nous Français avons longtemps pensé collectivement en rejetant une mondialisation dont nous nous réjouissons encore qu’elle ralentisse. Nous aurions bien tort de saluer la porosité décroissante des frontières du monde. Elle révèle au mieux des tensions entre pays que même la petite entreprise que je dirige subit : j’ai abandonné l’idée de faire venir mon équipe marocaine à Paris ou ailleurs en Europe. Leurs visas leur sont systématiquement refusés. Au pire, le rétrécissement de notre monde fait-il résonner les bruits de bottes que l’augmentation des dépenses militaires vient confirmer. Elles ont dépassé les 2000 Md$ dans le monde entier en 2021 contre 1500 Md$ 15 ans plus tôt (source : SIPRI Military Expenditure Database, Avril 2022)

Certes la France n’est pas une île, mais dans ce nouveau monde en crispation nous ressentons tous ou presque qu’il va falloir de plus en plus compter d’abord sur nous-mêmes. L’Allemagne continue de jouer cavalier seul en Europe – elle s’est en réalité rarement départie de cette position -, le Royaume-Uni a quitté l’UE en cédant aux tentations de l’île et les Etats-Unis se livrent à une guerre économique totale que nous subissons de plein fouet. L’IRA en est une nouvelle preuve s’il en fallait une.

Je me demande en particulier comme beaucoup d’entre vous comment réarmer notre industrie tout en réduisant notre impact environnemental. Notre Ministre de l’Economie prépare une loi en ce sens. Je suis impatient de voir : en vérité, cette équation est affreusement compliquée. Sans prendre trop de risques, on peut déjà affirmer qu’elle fera de nombreux déçus. Les uns s’offusqueront qu’un tel texte mette en danger les engagements pris lors des Accords de Paris en 2015. Et qu’en aucun cas la grenouille de l’étang d’à côté ne devrait être remplacée par un robot dernier cri assis sur une dalle en béton. Les autres, s’attendant à découvrir le récit national de la réindustrialisation avec trompettes et tambours, perceront vraisemblablement une souris accouchée de la montagne. Tout sera question d’équilibre comme souvent. Peut-être alors, et c’est ce que je souhaite profondément, dirons-nous tous, « la direction est bonne et ce texte nous permettra d’aller plus vite vers plus d’industrie et moins de carbone ». Quoi qu’il en soit, ce sujet m’a amené avec Guillaume Caudron à lancer une série d’épisodes sur les leviers de la réindustrialisation du pays. Certains de ces épisodes suivent cet edito. Ils sont tous disponibles dans la page Ressources du site de BlueBirds.

J’ai été tenté de rester à Rodrigues. Mais ma vie est ailleurs, comme la vôtre. Comme la vôtre aussi, elle est moins simple que celle de Nounou, surnom que se donnait le sympathique tenancier du gîte qui m’a accueilli. Et puis elle est belle.

Alors je suis rentré.

Martin