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Je me souviens encore bien de la visite des fermes où mon grand-père maternel aimait à retrouver ses voisins quand j’étais enfant. Je rencontrais ces couples qui toujours me souriaient, parfois me proposaient un verre de jus de pomme fabriqué à partir des fruits de leur verger. Moi, le jeune garçon des villes, je me retrouvais à chasser les canards et les oies dans la cour, à embrasser les chiens qui gardaient la basse-cour, à nourrir les chats quand ils ne s’étaient pas déjà servis d’une souris imprudente, à entrer dans les étables ou régnait une odeur chaude de vache et de bouse qu’attiraient les mouches. A boire le lait bouilli tout juste sorti du pis de ces bêtes dont je me gardais de trop me rapprocher. Cette campagne des toutes petites exploitations a disparu, enfin presque lorsque l’on observe l’actualité. Mon cœur se serre à l’évocation de ces souvenirs d’une enfance que les animaux de la ferme ont contribué à rendre plus belle qu’elle ne l’était déjà.
Mes enfants n’ont pas connu de telles joies, pas seulement parce que je suis définitivement devenu un rat des villes.
Le nombre d’exploitations en France a diminué en même temps qu’elles ont grandi en taille. Elles sont passées de plus de 2,5 millions en 1955 à 500 000 selon le recensement agricole de 2020, soit une division par cinq, pendant que la surface agricole diminuait dans le même temps de 17%. (source : Cour des Comptes)
Difficile de peser contre la concurrence étrangère ou dans les négociations avec vos clients quand votre chiffre d’affaires se compte en millions d’Euros et que vos interlocuteurs comptent leurs milliards. L’agriculture n’est certainement pas seulement affaire d’avantage concurrentiel, mais elle l’est aussi comme tout secteur marchand.
Pendant que les petites exploitations que je visitais enfant fermaient faute d’être compétitives, nous interdisions la ferme des mille vaches. Trop grand, trop gros, immoral nous a-t-on dit à l’époque. La loi Egalim a bien tenté de protéger les agriculteurs contre leur manque de rémunération. Mais à moins d’entrer dans une économie entièrement administrée, la plus belle des lois ne pourra pas inverser les rapports de force en faveur de ces agriculteurs qui ont préféré rester maîtres chez eux et petits plutôt que de perdre tout ou partie de leur liberté et grandir en commençant par s’allier entre eux. C’est un entrepreneur épris de liberté qui écrit ces lignes, je pèse ce que veut dire « perdre sa liberté d’entreprendre ». Beaucoup de coopératives se portent bien aujourd’hui, il faut le rappeler. Tout n’est pas noir malgré tout.
Tout n’est pas noir dans le paysage agricole, mais il y a matière, et pas qu’un peu, à soutenir la contestation actuelle.
L’agriculture en France est d’abord un héritage, une culture millénaire, la source d’une variété géniale de produits qui ont nourri tout un peuple et fait entrer la cuisine française dans le patrimoine mondial de l’UNESCO. Elle a façonné nos paysages, inspiré nos peintres et nos personnages de bandes dessinées, rendu envieux des touristes venant des quatre coins du monde pour en déguster le fruit. La table, la bouffe, les produits de nos campagnes, c’est la France. Pour toutes ces raisons et d’autres encore, elle vaut que nous la conservions. C’est ce qui explique le soutien actuel de la population. Nous l’aimons notre agriculture.
Le grand paradoxe de notre économie dont on nous dit qu’elle se comporte finalement assez bien, c’est qu’à une extrémité de la chaîne de valeur agricole, une partie de nos cultivateurs ne vit plus de son travail et qu’à l’autre, c’est-à-dire chez les consommateurs comme vous et moi, un Français sur deux saute au moins un repas par jour. On a faim chez ceux qui remplissent nos assiettes, on a faim chez ceux qui la tendent cette assiette. Nourrir et se nourrir sont devenus des enjeux majeurs de notre société contemporaine.
Certains de nos agriculteurs ne peuvent plus vivre de leur métier, leur première souffrance est d’abord là. Le risque de voir supprimés leurs peu de revenus, les subventions de la PAC, parce qu’ils ne se conforment pas à des normes plus folles les unes que les autres rajoute à leur enfer quotidien. Parmi les pires bêtises imposées à nos agriculteurs, nous les obligeons à semer ou récolter pendant certaines périodes définies par l’administration. Mais qui connaît mieux son champ et sa culture que l’agriculteur ? On les surveille désormais par satellite. Il y a là un quotidien qui ressemble à celui raconté par George Orwell. 1984 se termine mal.
Et puis au drame économique de ceux qui nous nourrissent, à la folie des injonctions contradictoires d’une écologie parfois (mais pas toujours) déconnectée du réel s’adjoint comme souvent un drame social. Un agriculteur se suicidait tous les jours il y a 15 ans. Ce taux a doublé depuis. Connaissez-vous une autre profession plus en souffrance hormis peut-être nos policiers et nos gendarmes ?
Il n’y a pas de stratégie de souveraineté alimentaire en France.
Or parler de souveraineté alimentaire, c’est non seulement s’occuper de la sécurité d’approvisionnement alimentaire de toute la population, mais c’est aussi penser le destin de celles et ceux qui produisent les fruits, les légumes, les céréales, la viande, les poissons et tout ce que nous dégustons. Vous le savez comme moi, à ne pas regarder un indicateur, il se dégrade naturellement. Notre balance commerciale alimentaire hors vins et spiritueux est devenue négative en 2019 et continue de se dégrader. Pour le dire autrement, nous avons perdu notre souveraineté alimentaire il y a 5 ans.
Il n’y pas non plus de stratégie de souveraineté alimentaire en Europe.
Comme toujours avec l’Union Européenne qui a le mérite d’avoir une ligne claire, tout est organisé au bénéfice prix du consommateur final. Quand il s’agit de faire profiter aux Européens des produits au meilleur prix indépendamment de leur lieu de production, on en vient à signer des accords de libre-échange avec la Nouvelle Zélande sur des catégories de produits comme les ovins, les bovins, le beurre ou encore le lait. On en vient à aider l’Ukraine qui a bien plus besoin d’obus et de chars que de descentes de barrières douanières. De plus en plus de vaches et de chèvres feront donc le tour de la Terre pour finir dans votre assiette. Pendant ce temps-là, on nous empêche de prendre notre voiture et on ferme des appartements à la location pour des motifs environnementaux. Les Shadocks en perdraient leur flegme légendaire.
Toute la pensée agricole de l’Union Européenne repose sur une hypothèse : il y aura toujours des pays pour nourrir l’Europe parce que le monde est un espace de libre-échange en paix. Il y avait de quoi se fier à une telle hypothèse au moment de la création de la PAC. De vous à moi, j’aurais vraisemblablement fait partie de ceux qui pensaient comme cela à l’époque. Or il suffit de regarder le monde se refermer sur lui-même en même temps qu’il se crispe de partout pour se convaincre que si cette hypothèse était peut-être plausible au siècle dernier, elle ne l’est certainement plus aujourd’hui.
Cette même hypothèse d’un libre échange dénué de pensée géopolitique ne se préoccupe pas de savoir si oui ou non l’Union Européenne produira ce qu’elle consomme à l’avenir. Dès lors que le consommateur bénéficie de produits au meilleur prix, peu importe son origine. Il ne faut donc pas s’étonner du malheur de nos agriculteurs. En vérité, l’Union Européenne ne s’en préoccupe pas et ne s’en est jamais vraiment préoccupée.
N’allons pas trop vite l’en blâmer, tout a été fait pour baisser les prix à la consommation. Cela a fonctionné, nous avons tendance à l’oublier. Nous qui demandons tous les jours à augmenter notre pouvoir d’achat – c’est la première attente des Français -, il faut reconnaître que l’UE a tout fait pour tenter de répondre à cette attente. Nous prenons seulement maintenant conscience du coût social d’une telle politique. Souveraineté alimentaire et prix ne font pas toujours bon ménage.
Meilleurs prix à tout prix, normes européennes parfois ubuesques et surtranspositions nationales, absence de pensée productive à l’échelle du continent, idéologie d’un monde en paix : c’est toute l’agriculture européenne qui est à repenser.
L’Union Européenne doit impérativement revoir sa politique agricole et créer les conditions d’une souveraineté alimentaire minimale à l’échelle du continent.
Ce faisant, elle apaisera la colère des agriculteurs européens, Français en particulier. Elle créera les conditions d’une production agricole durable sur son sol.
Ce faisant encore, elle ne garantira pas seulement de nourrir ses peuples d’ici 10, 20 ou 50 ans, elle se renforcera elle-même. En maintenant ce qui fait l’une des racines de tous les peuples de la Terre, l’attachement à leur terre, elle rapprochera ses peuples.
Enfin, elle se sauvera elle-même aussi. Ce n’est aucunement un hasard si les agriculteurs partout en Europe se soulèvent : aujourd’hui en France, en Pologne, en Roumanie, il y a quelques semaines en Allemagne, il y a un an aux Pays-Bas lors d’élections provinciales (c’est le mouvement agriculteur citoyen qui est arrivé en tête). Bientôt en Espagne et en Italie. Mieux que quiconque, les agriculteurs savent que c’est désormais l’UE qui fait leur quotidien et donc leur malheur.
Cela étant dit, il serait trop facile de résumer le désespoir de nos agriculteurs aux folies et aux absences de la politique agricole de l’Union Européenne.
En France, Arnaud Montebourg le résumait très bien dans l’un de ses derniers posts sur LinkedIn : « Les agriculteurs de France se battent depuis de nombreuses années contre la concurrence déloyale intra-européenne qui autorise l’importation de ce qui leur est interdit de produire en France ». Tout est dit ou presque si l’on y ajoute la surtransposition des normes européennes en France, ce qui revient parfois au même mais pas toujours. Pour le dire autrement, si l’UE est largement responsable des malheurs de nos agriculteurs, notre pays a sa part de responsabilité.
Essayons maintenant de résumer les grands choix qui s’offrent à notre nouveau Premier Ministre.
Malheureusement pour lui, les mesures qu’il a déjà annoncées comme l’abandon de la taxation du gazole non routier (GNR) ne résoudra pas grand-chose. Une telle décision aura pour effet de revenir à la situation au 31 décembre dernier. Elle ne fera qu’éviter une détérioration d’une situation déjà passablement compliquée bien avant 2024.
Il peut éliminer par décret certaines de ces normes et réglementations franco-françaises sans passer par le Parlement. En vérité, je ne sais pas bien quel est son champ de pouvoir dans le domaine. Mais ce serait vraisemblablement la meilleure chose à faire à court terme. Il l’a annoncé, qui vivra verra.
Il peut aussi distribuer quelques chèques, c’est une pratique assez à la mode depuis 2017. Je m’y attends, souhaitons-lui que cela calme la colère de nos agriculteurs. Peut-être même repartiront-ils dans leurs champs. Mais cela ne règlera pas ou si peu le problème de fond. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ils reviendront tôt ou tard.
Il peut demander au Parlement français de rétablir un niveau de normes et de règlementations françaises identiques ou au moins comparables aux normes européennes en vue d’éradiquer les surtranspositions en droit français de directives souvent déjà un peu originales quand elles ne sont pas totalement farfelues. C’est éminemment technique, difficile et ennuyeux. Surtout, ce sera long et demandera des mois de travail avant que de telles dispositions ne soient votées puis de longs moins encore avant qu’elles ne produisent leurs effets dans nos champs et nos exploitations. Autrement dit, ce serait utile, même indispensable, mais c’est là une réponse long terme à une crise qui attend des réponses immédiates. Commençons, ce serait déjà bien.
Il peut aussi protéger nos agriculteurs par la mise en place de quotas, voire interdire l’importation de certains des produits fabriqués par ces mêmes agriculteurs comme le suggèrent certains. Ce serait non conforme à toutes les règles européennes et à l’OMC. Accessoirement, cela contribuerait à faire monter les prix à la consommation. Ces propositions me semblent déconnectées du monde réel à moins de créer un tsunami contraire à l’idée que se fait notre Président de l’UE et que la majorité d’entre nous nous faisons du droit.
Mais surtout, il peut se rendre à Bruxelles avec le chef de l’Etat et demander à changer la PAC. Il ne le fera probablement pas, craignant d’avoir davantage à perdre qu’à gagner à court terme : la France est la première nation bénéficiaire du système actuel. Et puis on ne change pas la PAC en quelques réunions d’urgence.
Conclusion, notre premier Ministre n’a donc pas de réel levier à court terme hormis la politique du chèque de l’apaisement et quelques décrets salvateurs en matière de réglementation.
L’agriculture est comme notre industrie : une affaire de temps long. Comme notre industrie, elle est un secteur qui souffre de notre impréparation nationale doublée d’une idéologie européenne à repenser complètement. Son avenir se joue d’abord à Bruxelles, que cela nous plaise ou non. Soyons exigeants envers nos dirigeants à Paris, mais ne leur demandons pas l’impossible.