Nous confier une mission
Rejoindre la communauté

Réindustrialiser la France – épisode 9 – Penser réindustrialisation, c’est repenser l’évolution de notre modèle social

Le coût de la main-d’œuvre, facteur de réindustrialisation

S’il est un sujet qui revient systématiquement quand il s’agit de comparer les forces et les faiblesses des secteurs industriels des pays entre eux, c’est la compétitivité des coûts. Tout le monde peut comprendre qu’un bien fabriqué moins cher a plus de chances d’être revendu. A iso prix, on marge plus, ou à iso-marge, on vend à prix plus faible et on bat la concurrence. C’est ainsi que cela fonctionne dans une économie libéralisée, pardon de commencer par rappeler cette évidence.

Dans le coût de fabrication d’un bien, la main-d’œuvre peut avoir un poids significatif. Ce poids varie selon l’industrie elle-même et bien sûr le pays de fabrication. A titre illustratif, la main-d’œuvre peut représenter jusqu’à 60% du coût total de fabrication dans le textile. Dans la chaussure, c’est 50%. Mais dans l’Advanced Shoe Factory 4.0, la nouvelle usine inaugurée récemment par Chamatex à Ardoix entièrement automatisée, ce chiffre est significativement inférieur. Dans l’automobile, c’est entre 10% et 20%.

Si vous êtes industriel et que vous désirez être compétitif, il vous faut donc une main-d’œuvre bon marché. La France a mis du temps à comprendre ces règles et à les jouer. Elle les a d’abord subies. Notre pays s’est désindustrialisé en même temps que d’autres comme la Chine où la main-d’œuvre était beaucoup moins onéreuse se sont industrialisés. L’écart de salaire avec la Chine s’est réduit, mais il reste significatif. Le salaire mensuel moyen là-bas varie selon les sources. Il serait autour de 1000€ en 2021, soit une différence d’un peu plus de 50% avec la France.

Le coût de la main-d’œuvre représente le revenu du salarié à quelques « nuances » sur lesquelles nous allons revenir. Le sujet est donc source de tension et implique souvent des visions différentes. Interrogez les principaux syndicats de salariés. Sans grande surprise, ils seront plutôt partisans d’augmenter les salaires. Si vous-même êtes salarié dans une entreprise industrielle, vous serez sensible aux arguments de votre employeur sur la compétitivité de votre usine, mais au fond, vous préférerez évidemment être augmenté. Comment pourrait-il en être autrement, surtout en période de forte inflation comme en ce moment ?

L’innovation, facteur de réindustrialisation

Les écarts de coût de main-d’œuvre sont tels entre la France et d’autres pays comme la Chine que ce serait folie de vouloir se battre sur ce plan contre eux. L’argument tient et nécessite d’être constamment rappelé. L’innovation et le positionnement sur des produits à forte valeur ajoutée permettent dans une certaine mesure d’éviter la bataille des coûts de fabrication. « Il faut concentrer les efforts sur les produits à forte composante en innovation technologique » nous dit Nicolas Dufourq dans La Désindustrialisation de la France. Comme je partage son avis ! Quand Frédéric Granotier CEO de Lucibel a décidé de rapatrier en Normandie sa production installée initialement en Chine, il a repositionné la société sur des produits à plus forte valeur ajoutée. Lucibel se porte à merveille aujourd’hui. Ecoutez-le, c’est ici : #16 – Frédéric Granotier, Président-fondateur du Groupe Lucibel • BlueBirds

Cela étant dit, la bataille se joue aussi sur la compétitivité de nos entreprises industrielles et donc sur le coût de main-d’œuvre.

L’automatisation, facteur de réindustrialisation

L’exemple de l’ASF 4.0 cité plus haut montre tout d’abord que l’on peut aujourd’hui réduire la part de main-d’œuvre dans la structure de coût d’un produit qui a priori en nécessite beaucoup comme la chaussure en automatisant les process de production. Et pour automatiser, il faut des machines. Or notre pays brille par l’absence d’industriels capables de les concevoir et de les fabriquer. La plupart des équipements de production de la dernière méga-usine d’ACC (Stellantis, Mercedes, TotalEnergies) installée à Lens viennent de Chine ou de Corée.

Comment créer davantage d’industriels capables de concevoir et fabriquer des machines ? En activant tous les leviers discutés ici. Je sais nous tournons en rond, mais au fond, nous avançons !

Les charges salariales et patronales au cœur de notre modèle de société

Distinguons dans le coût de la main-d’œuvre les revenus du salarié du reste (principalement) : les charges salariales et patronales. Ce sont les « nuances » que j’évoquais plus haut et pardon si j’ai été ici un brin provocateur. Ce ne sont pas du tout des nuances.

Nous n’évoquerons pas ici le niveau de rémunération du salarié qui est à la libre décision de l’employeur et du marché dès lors qu’il est supérieur au SMIC.

Le taux de cotisation employeur est de l’ordre de 7% aujourd’hui au niveau de SMIC. Il était de 43% il y a 30 ans. Cette évolution marque s’il le fallait l’effort significatif que l’État a entrepris pour soutenir les entreprises qui emploient massivement les bas salaires dont font partie les industriels.

Ce taux a diminué également, mais beaucoup plus modestement, pour des salaires de 2,2 SMIC ou davantage. A 2,2 SMIC, le taux de cotisation employeur est de 41%. Il était proche de 50% il y a 10 ans.  A 4 SMIC, le taux de cotisation employeur est de 48% aujourd’hui. Il était de l’ordre de 40% au début des années 1990 (source : la Désindustrialisation de la France).

De même qu’un salarié préfère être augmenté, un employeur préfère voir ses charges salariales diminuer. Et donc sans surprise, les employeurs et leurs représentants militent pour une baisse des charges en France de même que les représentants des salariés militent pour une augmentation des salaires. Passées ces évidences, on peut se demander la direction que ces charges devraient prendre pour la réindustrialisation du pays. Faut-il les baisser ? Si oui, pour quels niveaux de salaire ? Et dans quelle proportion ?

Ou au contraire, ne touchons à rien ? Finalement, les effets sur l’emploi et notre réindustrialisation seraient marginaux. Pourquoi rajouter de la complexité à un exercice budgétaire déjà difficile en baissant les charges employeur et donc d’autant les revenus de l’État, des Collectivités et de la Sécurité Sociale ?

Diminuer le taux de prélèvement sur les salaires

La question est moins de savoir s’il faut les baisser que « peut-on les baisser ? ». Car les diminuer aura de toute évidence un impact positif sur la compétitivité de nos industriels et donc sur notre réindustrialisation, plus spécifiquement sur les industries dont la part de la main-d’œuvre dans la structure de coût est élevée.

Nous l’avons vu plus haut, il a fallu environ 30 ans pour que les charges patronales reposant sur le SMIC diminuent significativement. Sur le plan industriel, une telle baisse peut se justifier. Les salaires moyens dans l’usine étaient faibles. Réduire les charges sur ces bas salaires augmentait dès lors la compétitivité des usines. Il fait peu de doute que le nombre croissant d’usines sur notre sol en ce moment est le fruit, entre autres, de ces efforts passés.

Cette équation est en train de changer.

L’usine est de plus en plus technologique et de plus en plus automatisée. Opérer et maintenir un robot n’a pas grand-chose à voir avec tenir un fer à souder. L’hybridation des compétences de production et de maintenance avec l’IT pousse à la hausse le niveau de qualification des opérateurs au sein d’une usine, et partant, les salaires. C’est donc probablement sur les salaires moyens ou élevés, 2 SMIC et plus, que la nouvelle bataille de compétitivité salariale s’engage. Nous venons de le voir, le taux de prélèvement pour ces salaires oscille entre 40% et 50%. Il y a sûrement là une bonne marge de manœuvre.

Mais au fond, le sujet n’est peut-être pas là. Car le travail finance une bonne partie de notre système social. Diminuer les recettes d’un système en augmentant la compétitivité des entreprises pose deux questions subséquentes :

  • Où compenser les revenus de l’État, des Collectivités Territoriales et le financement de la Sécurité Sociale et autres services publics ?
  • Et quitte à ne pas compenser ou compenser partiellement, comment réduire les dépenses sociales ?

Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant : « si c’était possible ».

Faire évoluer notre modèle social

Pour le dire autrement, penser notre réindustrialisation implique de penser notre système social.

Cela peut sembler péremptoire d’écrire cela, mais il faut se rappeler qu’après-guerre, au moment où notre système social est mis en place, notre pays est encore fortement industrialisé et l’emploi ouvrier largement majoritaire. On compte à l’époque sur l’ouvrier pour équilibrer le système. Les ouvriers sont partis, notre système s’est déséquilibré concomitamment. Nous voudrions voir les ouvriers revenir, nous devrions repenser ce système.

Jean Peyrelevade avait écrit en octobre 2022 un joli article sur le sujet dans les Echos. Il m’avait frappé par sa limpidité. Il date précisément du 25 octobre et est ici : Dépenses sociales : un refus collectif de voir la réalité en face | Les Echos. Je reprends ci-après quelques chiffres dudit article.

La redistribution des richesses représente en France 31% du PIB contre une moyenne de l’OCDE de 20%. La France est n°1 de la redistribution de la richesse au sein de l’OCDE. Celles et ceux qui se plaignent d’une répartition injuste de la richesse dans notre pays devraient s’en rappeler. On peut toujours faire mieux, mais nous sommes déjà champion du monde des pays développés dans ce domaine.

La moitié de ces prélèvements, soit 15% du PIB, relèvent des prélèvements sociaux et sont collectés par les entreprises. Les deux tiers de ces 15%, soit 11% du PIB sont payés par l’entreprise. Record mondial de la France ici : il n’existe pas de pays où l’entreprise joue un rôle supérieur dans la redistribution de richesse sur notre petite planète.

Et Jean Peyrelevade de nous expliquer que les entreprises, parce qu’elles portent le tiers de l’effort de redistribution ce qui ne se fait nulle part ailleurs au monde, répercutent consciemment ou inconsciemment cette charge « quelque part » : soit en comprimant les salaires, soit en comprimant leurs marges et donc en limitant leurs investissements productifs et donc l’emploi, soit en augmentant les prix auprès des consommateurs et donc en contribuant à l’inflation. Tout le monde y perd : le salarié, le client et l’actionnaire. Ah si, il y a un gagnant, le bénéficiaire des fonds qui « se fiche de leur origine » (sic).

Faut-il rester le pays le plus redistributeur de l’OCDE ? Pas certain, mais pourquoi pas. Après tout, il faut bien qu’il y ait sur Terre un pays n°1 mondial de la générosité. Il y aura autant d’avis que de lecteurs de cet article.

Faut-il faire peser cette générosité d’abord sur les entreprises ? Pourquoi pas aussi, mais le lecteur aura perçu j’espère ici à quel point ce système est pervers. Elles sont nombreuses les pistes pour répartir l’effort ailleurs. Le Canada par exemple propose un modèle tout à la fois généreux et moins financé par les entreprises, mais davantage par les salariés et les impôts sur leurs revenus. A celles et ceux qui s’empresseraient de critiquer le modèle canadien, je leur répondrais qu’ils ont bien raison. Aucun pays n’est parfait, surtout pas le nôtre, pas même le Canada. Mais la générosité a un coût et il faut bien trouver un payeur : le client, le salarié, l’entreprise, l’actionnaire ou nos enfants.

  • Nous venons de voir les effets induits par une contribution trop élevée des entreprises à notre solidarité nationale ;
  • Notre dette est en croissance depuis plus de cinquante ans : nous ne cessons d’envoyer la facture aux générations qui nous suivent alors qu’ils ne sont pas les bénéficiaires directs de la prestation qui y est liée. Un jour ils diront stop et ils auront bien raison ;
  • C’est donc vers le client, le salarié ou l’actionnaire qu’il faut probablement rééquilibrer les contributions des uns et des autres à la solidarité nationale. C’est en cela que d’autres modèles, comme le Canada, peuvent être regardés pour l’adapter à notre cas.

Faut-il réduire ou à défaut stabiliser nos dépenses sociales ? Sans aucun doute. Elles représentaient 10% du PIB en 1950, 30% aujourd’hui, et continuent d’augmenter.

Il y a un lien de cause à effet entre maîtrise des dépenses sociales et réindustrialisation. Il peut paraître lointain de prime abord, mais s’explique finalement assez bien sous le prisme de la fiscalité imposée aux entreprises sous réserve de rechercher l’équilibre budgétaire annuel de la Nation.

Nous pouvons et nous devons concentrer nos efforts sur l’industrie à forte valeur ajoutée et donc à forte composante technologique.

Nous pouvons et nous devons accompagner nos usines actuelles dans leur modernisation et leur robotisation.

Nous pouvons aussi repenser notre modèle social sans remettre en cause ses valeurs et ses fondements si nous voulons de nouveau accueillir massivement des usines sur notre sol. Nous le devons tout autant.

Martin Videlaine