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Mettre un terme aux « doudoune gates » : de la naïveté européenne à un protectionnisme intelligent.
Début janvier, la mairie d’une grande ville française a commandé 450 doudounes pour équiper ses agents. Il s’agit de pièces confectionnées au Bangladesh. Cette décision a soulevé des questions sociales, environnementales et économiques, surtout quand cela se passe dans la première région française du textile, celle-la même qui a perdu 50% des effectifs du secteur entre 1993 et 2008. Loin de moi l’intention de blâmer qui que ce soit. Il s’agit là d’une anecdote rapportée à titre d’exemple, conséquence malheureuse d’un encadrement de la commande publique qui n’est plus adapté à la réalité économique dans laquelle nous vivons.
Nous faisons face à une nouvelle révolution industrielle avec de nouveaux paradigmes dont l’IRA continue de préciser les contours : elle se veut notamment plus verte et donne une place importante à la souveraineté industrielle. Les règles du jeu changent rapidement, et ceux qui ne s’y adaptent pas seront les perdants.
L’UE a annoncé ses intentions afin de faire contrepoids aux dispositions de l’IRA, mais c’est long, c’est lent et c’est timide. Certes, des fonds sont disponibles, mais les mécanismes ne sont pas en place, alors que l’IRA l’est déjà dans toutes ses dimensions, y compris celles aux saveurs les plus protectionnistes. Si on ne veut pas se réveiller avec la gueule de bois et constater une nouvelle vague de désindustrialisation, il va falloir s’y mettre sérieusement.
Comme le disait très justement Louis Gallois dans une récente interview sur ThinkerView, l’industrie c’est une offre qui répond à une demande. Alors, pourquoi ne pas utiliser davantage cette demande comme levier ? Pour faire simple, la demande intérieure c’est la demande de biens et de services adressée par toutes les unités résidentes, privées et publiques, pour satisfaire leurs besoins. Alors, commençons par regarder la commande publique.
La commande publique comme levier industriel : la fin de la naïveté
J’anticipe déjà les levées de boucliers de plusieurs experts disant qu’on ne peut pas faire ça ! Ou les plus fervents européens expliquer que cela existe déjà dans une certaine mesure. Ces derniers n’ont pas complètement tort. Il existe bien quelques mécanismes de protection, qui ne concernent d’ailleurs pas seulement la commande publique, mais qui demeurent complexes et peu efficaces. C’est le cas par exemple des droits compensatoires qui s’appliquent à tout produit importé qui aurait fait l’objet d’une subvention déloyale pour corriger les effets de ce déséquilibre artificiel ou encore du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF ou taxe carbone aux frontières). Ces mesures ont des effets pervers. La MACF dans sa configuration actuelle pourrait pénaliser nos entreprises en faisant augmenter les coûts des consommations intermédiaires, et les mesures compensatoires ne fonctionnent que si les acteurs en présence respectent les règles du jeu de la transparence en matière de subventions.
Les experts n’ont pas tort non plus. Graver dans le droit la préférence accordée aux entreprises et aux produits européens ou nationaux dans les marchés publics, voire un soutien aux industries situées dans le marché commun, contrevient aux fondements économiques de l’UE totalement alignés sur les règles de l’OMC. Mais aujourd’hui, les règles de l’OMC ne sont plus respectées ! L’Infrastructure Investment and Jobs Act, le Buy American Act, le Chips and Sciences Act et l’Inflation Reduction Act incluent une préférence explicite ou implicite qui s’appuient sur des conditions de localisation. Peut-on demeurer les seuls à ne pas avoir ce genre de dispositions ? Honnêtement, je n’aurais plus d’état d’âme à mettre en place des mesures de préférence « Made in Europe » ou « Made in France » dès lors qu’il n’y a plus de réciprocité dans les relations commerciales. L’idée est justement de rétablir cette réciprocité et cette équité. Cela me semble bien plus efficace que d’envisager des poursuites aussi interminables que hasardeuses auprès d’une OMC déjà très affaiblie. Même si le droit nous donne raison dans 10 ou 15 ans, il sera trop tard.
Soyons lucides, le « Made in Europe » ne semble pas à l’ordre du jour de la Commission, nous en aurons la confirmation à l’issue du Conseil européen du mois de mars où le sujet doit être abordé. Mais, comme je le disais dans un billet précédent, s’il faut presser l’Europe d’agir, il faut aussi que la France s’organise.
En France, la commande publique se situe entre 130 Mds d’euros (somme des marchés publics en 2021), et près de 400 Mds si l’on comptabilise, comme le fait la Commission européenne, tous les outils de la commande publique (prise en compte de tous les seuils, les opérateurs de l’État, les entreprises à capitaux publics, et les titulaires de délégations de services publics, finalement tous ceux qui sont soumis au CCP ou dont les statuts les invitent à s’en inspirer).
Selon l’Observatoire Economique de la Commande Publique (OECP), ces montants sont répartis de manière assez uniforme entre les marchés de fournitures, les travaux et les services, et également de manière uniforme entre l’État et le secteur hospitalier, les collectivités territoriales, et les autres acteurs publics (entreprises publiques, entité adjudicatrices, etc.). Donner à une production locale la place qui lui revient dans la commande publique constitue donc un levier de croissance industriel important. Le Buy American Act commande aux organismes gouvernementaux fédéraux américains d’effectuer 55% de leurs achats sur des produits américains. Le Président américain souhaiterait même aller plus loin en augmentant progressivement ce chiffre à 75%.
Augmenter la part du « Made In France » dans la commande publique peut se faire de deux manières complémentaires :
Le second levier est plus simple techniquement. Il faut poursuivre les réflexions et les travaux entamés en 2021 visant à assouplir et à simplifier les appels d’offres pour ces catégories d’entreprises. Qu’il s’agisse de revoir les seuils de mise en concurrence (comme cela a été fait de manière temporaire), de poursuivre l’allégement des procédures, et enfin d’adapter les critères d’évaluation qui, le plus souvent, défavorisent et découragent les PME. Selon la DGCRRF, les TPE et PME représentent plus de 99% de notre tissu économique, mais elles n’obtiennent que 60% des marchés publics en volume et 30% seulement en valeur. Il faut également mettre en place des mécanismes d’accompagnement afin de les soutenir dans ces démarches. De nombreux organismes se sont d’ailleurs spécialisés dans ce type de services.
Le premier levier est plus complexe, car inclure un critère géographique comme la proximité avec l’acheteur public est en théorie interdit. C’est là qu’il faut être à la fois pragmatique et innovant, car il est tout à fait possible de proposer d’autres critères permettant de favoriser les achats locaux : la réactivité, la qualité, le coût de transport pour les fournitures, l’empreinte carbone, sont des critères qui peuvent tout à fait être intégrés aux marchés publics. Ces nouveaux critères souvent en lien avec la performance environnementale, la sécurité du transport ou de l’approvisionnement, ou encore l’image de l’acheteur public offrent la possibilité d’orienter les choix vers l’achat local. Il est donc possible de donner à ces éléments une place plus importante dans l’attribution de marchés publics, bien que les prix comptent encore en moyenne pour près de la moitié dans les évaluations. J’en profite pour rappeler ici qu’agir sur les coûts de production et les impôts de production reste primordial (voir notre épisode de la semaine dernière).
Il ne s’agit pas de dénaturer l’esprit du code de la commande publique, qui assure une saine gestion des deniers publics et une saine concurrence. Il ne s’agit pas, pour caricaturer, d’acheter du Made in France à tout prix, sans autres considérations de qualité ou d’adéquation avec le besoin. Il s’agit de se donner la souplesse d’accorder une plus grande importance à la provenance des produits et au Made in France en particulier, pour des raisons économiques, sociales, environnementales et de cohésion des territoires. L’achat local devient un facteur qui contribue à la responsabilité sociale des entreprises. Quitte à payer un peu plus cher, n’aurait-il pas été plus intéressant d’acheter des doudounes rhônalpines, pour soutenir l’emploi, maintenir les compétences et le savoir-faire, et favoriser les retombées économiques locales directes et indirectes ?
Les juristes savent parfois faire preuve de créativité. Nous invitons ceux du ministère de l’Économie à être inspirés et le Gouvernement à être plus ambitieux, voire téméraire pour adapter le code de la commande publique et son encadrement aux défis que nous avons à relever.
La commande privée : pour une prise de conscience de l’importance de l’achat local
Acheter, c’est voter. L’idée sous-jacente de cette métaphore est qu’acheter est un acte politique qui peut changer les choses. Chacun peut faire sa part dans l’augmentation du Made in France dans les dépenses des entreprises ou des ménages.
Favoriser le Made in France (ou le Made in Europe) dans les achats des entreprises relèvent davantage d’une prise de conscience collective, qui peut rapidement être rattrapée par la réalité économique et les enjeux de compétitivité sur les coûts. À coût et qualité équivalents, la question ne devrait même pas se poser. Si un écart de coût important est constaté, il faudrait prendre davantage conscience de l’importance d’autres facteurs comme la sécurité, le raccourcissement de la chaîne et les coûts d’approvisionnement, la responsabilité sociale, l’impact environnemental, les impacts et les retombées économiques. Encore une fois, il ne faut pas être dogmatique, je crois encore fondamentalement aux vertus de la mondialisation et du commerce international. Un grand nombre d’approvisionnements ne peuvent pas être locaux. Mais je suis tout aussi convaincu qu’une certaine dose de patriotisme économique dans les stratégies d’approvisionnement serait bénéfique. Favoriser un approvisionnement local soutiendrait le développement de certaines filières, et à l’inverse le soutien au développement de certaines filières permettrait le retour à un approvisionnement local. Il existe peu de leviers pour influencer les décisions des entreprises, quoiqu’avec l’IRA, les États-Unis ont montré la voie.
Enfin, il reste la consommation des ménages. Là encore l’équation est non seulement complexe, mais aussi sensible, surtout dans le contexte actuel. La consommation des ménages, en biens uniquement, représente des dépenses d’environ 550 Mds d’euros par année. Il serait dommage de ne pas optimiser la part consacrée au Made in France.,
Les Français sont de plus en plus attirés vers les produits locaux, surtout dans le domaine des produits de grande consommation (PGC et FLS) pour des raisons culturelles, civiques et environnementales. Mais cette préférence est rapidement confrontée au test des prix, tout particulièrement dans un contexte de forte inflation et de pression sur le pouvoir d’achat. Et c’est compréhensible. Mais cela ne doit pas nous dispenser de certains réflexes. Commander un livre dans sa librairie de quartier, ou à la FNAC plutôt que sur des plateformes étrangères ne coûte pas plus cher.
Évidemment le « Made in France » ne concerne pas toutes les catégories de biens, mais il est de bon ton de voir se multiplier des enseignes, des plateformes de vente en ligne et des comparateurs se spécialiser sur le « Made in France » et faire la promotion du « fabriqué en France » pour des catégories de produits de plus en plus étendues. Marques-de-france.fr, lesitedumadeinfrance.fr, ou encore la surprenante renaissance de la CAMIF dont plus de 75% des collections sont fabriquées en France en sont quelques exemples. Il est désormais plus facile de connaître la provenance réelle des produits, même s’il existe encore une marge importante de progrès. Consommer européen c’est bien, français c’est encore mieux, c’est contribuer au développement de nos filières industrielles, de nos territoires et de notre économie.
En conclusion, si les chastes oreilles ne veulent pas entendre parler de protectionnisme, mais plutôt d’une « stratégie Made in Europe » et de « clauses miroir » pour « protéger la santé et l’environnement » des Européens, très bien, tant que l’objectif reste le même. Je comprends les risques et la sensibilité politique. Alors faisons-le sans le dire. Il n’est pas question de remettre en cause ou de déstabiliser le marché intérieur et l’unité européenne (rappelons que les principaux partenaires de la France clients ou fournisseurs sont européens). L’idée est d’injecter une dose appropriée de patriotisme économique dans nos décisions d’achat. Si c’est trop complexe au niveau européen, ça l’est peut-être moins au niveau local.
Ne nous trompons pas, ces leviers qu’il s’agisse de la commande publique, des achats des entreprises ou des ménages n’ont pas vocation à faire contrepoids à l’IRA et à la vague d’annonces d’investissements des grands groupes européens sur le sol américain. Rappelons que ces décisions stratégiques, certes contraintes par de nouvelles règles protectionnistes, ont d’abord vocation à servir le marché nord-américain. En revanche, ces leviers ont la vertu de dynamiser nos industries et de favoriser le développement de projets nationaux et locaux plutôt que d’importer davantage de produits et en cela, ils s’inscrivent dans la même logique que celle de l’IRA. Les avantages sont donc non seulement économiques, mais aussi sociaux, environnementaux, cela favorise la cohésion des territoires, l’innovation, les savoir-faire et in fine notre souveraineté économique.
À quelques jours de la clôture des mises en candidatures pour la Grande Exposition du Fabriqué en France, qui se tiendra à l’Élysée au début de l’été pour mettre à l’honneur les entreprises, les artisans, les producteurs et les industriels qui s’engagent pleinement dans la fabrication française, et en attendant un possible Buy European Act, pourquoi ne pas miser sur le Made in France ?
Guillaume Caudron